1984 en 2018
Dans une nouvelle traduction française audacieuse du roman de George Orwell, Big Brother te regarde et se rapproche de ton temps
Le roman d’Orwell se rapproche du présent dans une nouvelle traduction.
C’est l’un des romans les plus traduits et retraduits de la littérature anglosaxonne, avec plus de 65 langues au compteur. Depuis la parution originale de 1984 il y a près de sept décennies, des millions de lecteurs ont frémi en suivant la descente aux enfers de Winston Smith, fonctionnaire au ministère de la Vérité (ou «Miniver » en novlangue) qui, par une journée froide et claire d’avril, entame l’écriture d’un journal intime dans lequel il confie sa haine de Big Brother, le guide suprême et omniscient du Parti.
En Océania totalitaire, Winston le sait bien, son «crimepensée» lui vaudra tôt ou tard d’être arrêté par la Police de la pensée afin d’être rééduqué ou « vaporisé ».
Jusqu’à maintenant, les lecteurs francophones n’avaient pu découvrir le monde dystopique imaginé par George Orwell qu’à travers une seule traduction, parue chez Gallimard en 1950 et sans cesse rééditée. Pour une raison qui demeure inconnue, la traductrice Amélie Audiberti avait choisi de conserver en anglais le Big Brother de la version originale, pourtant devenu Gran Hermano, Großer Bruder, Wielki Brat et Büyük Birader dans d’autres langues.
La force du propos d’Orwell et son actualité sans cesse renouvelée, du stalinisme aux «faits alternatifs» de Trump et sa bande, ont fait en sorte qu’on s’est peu attardé à la qualité littéraire de la traduction d’Audiberti. Or, en y regardant de plus près, elle apparaît plutôt bancale et truffée d’inexactitudes et d’approximations.
Alors que l’oeuvre d’Orwell s’apprête à entrer dans le domaine public en France en 2020 (elle l’est déjà au Canada depuis 2001, mais aucun éditeur québécois n’a semble-t-il saisi l’occasion pour la rééditer), Gallimard a voulu prendre de l’avance sur ses concurrents en offrant une nouvelle traduction.
Dans son appartement lumineux du XVIIIe arrondissement de Paris, la traductrice Josée Kamoun, à qui a incombé la tâche de revisiter le classique, raconte s’être résignée très tôt à conserver le Big Brother de sa prédecesseure. Le personnage était trop ancré dans l’imaginaire collectif pour soudainement se transformer en Grand Frère. «Je savais que ça ne passerait plus. »
Big Brother est toutefois demeuré le seul intouchable d’une traduction à l’autre. Dans le 1984 de Kamoun, Winston Smith travaille désormais au «Minivrai» et habite en «Océanie», où son «mentocrime» risque d’être puni par la «Mentopolice», dont la tâche est de s’assurer que les membres du Parti respectent les principes du «Sociang» (et non de l’« Angsoc »).
De la novlangue au néoparler
Quant à la novlangue d’Audiberti, Josée Kamoun s’est permis de la rebaptiser «néoparler». Le souci d’exactitude a primé l’usage devenu courant du terme, principalement pour parler de la langue de bois des politiciens et autres décideurs. «Si Orwell avait voulu créer la Newlang, il l’aurait fait. Mais il a créé le Newspeak, qui n’est pas une langue mais une anti-langue. Il savait ce qu’il faisait, » justifie celle qui a plus d’une cinquantaine de traductions à son actif, dont plusieurs romans de Philip Roth, de John Irving et de Virginia Woolf.
Autre choix audacieux de Josée Kamoun: celui de narrer l’action au présent, un temps qui, selon elle, reproduit mieux l’effet de la version originale anglaise, pourtant écrite au passé. «Le traducteur est là pour traduire un effet, et non pas simplement des mots, explique l’enseignante de littérature et de traduction à la retraite. En anglais, le prétérit n’est pas un temps pompeux, contrairement au passé simple en français. C’est un temps ordinaire qu’on peut emprunter dans la langue parlée. »
Dans la traduction de Josée Kamoun, les membres du Parti ne se vouvoient plus mais se tutoient, comme il était de mise entre camarades communistes à l’époque. Et Big Brother interpelle maintenant les citoyens d’Océanie à la deuxième personne du singulier. «Tu as beaucoup plus peur s’il TE regarde que s’il VOUS regarde», souligne la traductrice.
Le corps dans tous ses états
Lorsque Josée Kamoun a lu pour la première fois 1984 au début de la vingtaine, la dystopie d’Orwell l’a «envoyée au tapis», se souvient-elle. «Ce livre va chercher nos angoisses les plus primaires, comme celles d’être kidnappé ou torturé.» En s’appro priant le texte pour mieux le traduire elle dit avoir décelé une «colonne ver tébrale» rarement ou jamais abordée dans les analyses qui ont été faites du roman: le thème du corps.
«Winston représente cette cons cience vulnérable, cette fragilité humaine qui passe par le corps. I n’a que 39 ans, mais déjà, il est cuit Il a un ulcère à la cheville, il ne peut plus toucher le bout de ses or teils. Tout est moche, tout pue au tour de lui. Et voilà que par son geste de résistance [l’écriture de son journal], il enclenche un nou veau rapport au corps.
Avec [son amante] Julia, il connaî l’explosion des sens. Tout d’un coup le corps existe. Non seulement on fait l’amour, mais on mange du vra chocolat, on boit du vrai café, et ça sent tellement bon qu’il faut ferme la fenêtre pour ne pas attirer l’atten tion. Après son arrestation, il subi toutes sortes de coups et d’électro chocs. Il n’habite plus du tout son corps. Puis, on le remplume afin de le rééduquer. Mais tout ce qui étai désiré et désirable chez lui a disparu comme l’appétit de vivre. C’est le corps de la trahison. »
Ce livre va chercher nos angoisses les plus primaires, comme celles d’être » kidnappé ou torturé JOSÉE KAMOUN
Un choix audacieux de la traductrice : narrer l’action au présent, un temps qui, selon elle, reproduit mieux l’effet de la version originale anglaise, pourtant écrite au passé
En exposant les joies et les souffrances physiques qui résultent des choix politiques d’un citoyen dans un système totalitaire, George Orwell rappelle qu’au-delà de notre volonté et de nos convictions les plus fortes, «l’homme, c’est d’abord un corps ».
Journaliste, Frédérick Lavoie est aussi l’auteur d’Avant l’après: voyages à Cuba avec George Orwell (La Peuplade), qui scrute les transformations cubaines par le prisme de 1984.