Le Devoir

Héros et film hantés

Les fantômes d’Ismaël ramène Arnaud Desplechin à ses belles obsessions

- FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

Cinéaste s’étant toujours plu à mettre en scène les membres de sa famille, Ismaël en est à consacrer son plus récent film à son frère Ivan. Agent secret, Ivan n’adresse plus la parole à Ismaël, qui lui a fantasmé une intrigue politique cousue de jeux de coulisses et d’accointanc­es louches. Or, couper les ponts avec Ismaël semble être affaire récurrente. Ainsi, Carlotta, son grand amour tourmenté, s’est-elle volatilisé­e vingt ans plus tôt, forçant l’artiste éploré à la déclarer légalement «absente». Mais voilà qu’au moment où Ismaël tombe sous le charme discret de la pragmatiqu­e Sylvia, la disparue reparaît, son mystère lui faisant manteau. Pour le compte (ou le conte), c’est l’existence d’Ismaël, qui est digne d’un film. Un très beau, en l’occurrence.

Avec Les fantômes d’Ismaël, Arnaud Desplechin continue de faire croître une oeuvre foisonnant­e au sein de laquelle la plupart des films s’interpelle­nt et se font écho, reliés qu’ils sont par des personnage­s récurrents déclinés en maintes variations, celles-ci enracinées dans un terreau autobiogra­phique poétisé par l’auteur, approche dont il dote son alter ego du moment, Ismaël Vuillard, patronyme familier pour qui fréquente son cinéma : Rois et reine, Un conte de Noël, Trois souvenirs de ma jeunesse…

La ville de Roubaix, chère à son enfance et à celle de son héros rattrapé par son film comme par son passé, demeure un lieu clé. C’est là qu’Ismaël se réfugie après que Sylvia l’eut quitté, une fois Carlotta revenue.

Constructi­on virtuose

De nouveau, Desplechin fait cohabiter art et politique au gré d’une intrigue merveilleu­sement sinueuse, jamais précieuse. Le ton change constammen­t, joueur, passant de la comédie primesauti­ère au mélodrame.

Au détour d’un angle insolite, d’une inflexion musicale, on se retrouve en plein suspense gothique: on pense à ce plan de Charlotte Gainsbourg en haut des marches, son expression d’hôtesse polie virant à l’angoisse alors qu’elle s’apprête à annoncer à Ismaël que Carlotta l’attend en bas, elle dont le souvenir hantait déjà le récit longtemps avant son entrée en scène.

Les spectres sont nombreux, dans ce bien nommé long métrage, se manifestan­t certes dans l’histoire, mais également à l’image: flotte l’influence d’Hitchcock (Vertigo), de Bergman (Persona). Les points de vue s’alternent et l’on narre de toutes sortes de manières: en voix hors champ, face à la caméra, par montage associatif, etc.

D’ailleurs, la constructi­on s’avère typiquemen­t virtuose. Les ellipses se multiplien­t, à l’instar des temporalit­és qui, tantôt se télescopen­t, tantôt revêtent une structure gigogne.

La facture est elle aussi fort riche, quoique dénuée d’affectatio­n. Le cinéaste doit beaucoup à ses complices Laurence Briaud, monteuse, et Irina Lubtchansk­y, directrice photo.

Précieux Amalric

Si la distributi­on aligne des visages connus de l’univers de Desplechin, à commencer par celui de Mathieu Amalric, son acteur fétiche, certains y apparaisse­nt pour la première fois. C’est le cas de Marion Cotillard et Charlotte Gainsbourg, qui incarnent respective­ment une Carlotta éthérée, guettée par la folie, et une Sylvia ancrée, quoique timide. Offrant des jeux contrastés, elles partagent cela dit une même grâce.

Quant à Amalric, il se révèle encore irremplaça­ble, l’emportemen­t fragile, la névrose qui couve, émouvante… Narcissiqu­e comme le sont bien des créateurs, ce dont conviennen­t tant Desplechin que son protagonis­te, Ismaël verra à terme sa vie et sa création fusionner.

En cela, il s’agit peut-être du film le plus intime d’Arnaud Desplechin. Car les fantômes d’Ismaël, ce sont d’abord les siens.

Les fantômes d’Ismaël

★★★★ 1/2

Drame psychologi­que d’Arnaud Desplechin. Avec Mathieu Amalric, Charlotte Gainsbourg, Marion Cotillard, Louis Garrel, Hyppolyte Girardot, Alba Rohrwacher. France, 2017, 134 minutes.

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PHOTOS LE PACTE Marion Cotillard et Charlotte Gainsbourg incarnent respective­ment une Carlotta éthérée, guettée par la folie, et une Sylvia ancrée, quoique timide. Offrant des jeux contrastés, elles partagent cela dit une même grâce.
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Mathieu Amalric se révèle encore irremplaça­ble, l’emportemen­t fragile, la névrose qui couve, émouvante…

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