Le Devoir

Matière première Une chronique de Jean-François Nadeau

- jfn@ledevoir.com JEAN-FRANÇOIS NADEAU

«Voici l’horreur des horreurs», écrit l’imprécateu­r Léon Bloy en 1909 dans Le sang du pauvre : «le travail des enfants, la misère des tout-petits exploités par l’industrie productric­e de la richesse!» Cette exploitati­on sans nom se produit dans tous les pays, notait ce bien curieux religieux. Il ajoutait: «Jésus avait dit: “Laissez-les venir à moi”. Les riches disent: “Envoyez-les à l’usine, à l’atelier, dans les endroits les plus sombres et plus mortels de nos enfers. Les efforts de leurs faibles bras ajouteront quelque chose à notre opulence”.»

En Angleterre, en 1860, un magistrat note dans un rapport les conditions de travail des enfants employés par les fabriques de Nottingham. Ces enfant-ouvriers, écrit-il, sont «tirés de leur grabat à deux, trois ou quatre heures du matin et contraints à travailler pour un salaire de misère jusqu’à 10 heures, 11 heures ou minuit, membres usés, corps flétris, visages blêmes, tout leur être sombrant littéralem­ent dans la torpeur comme pétrifié, horribles à voir.»

Les industriel­s de tous les pays se sont unis et enrichis en bonne partie grâce au travail des tout-petits. Cette exploitati­on sans nom continue aujourd’hui. Au mépris de leur santé, de l’éducation et de la raison, on pousse encore plus de 150 millions d’enfants chaque année à travailler jour après jour comme des bêtes afin que continuent de se faire entendre les chants de la croissance dont se réjouissen­t tant les actionnair­es.

Au Québec, il fallut attendre la décennie 1880 pour que quelques timides mesures viennent encadrer le travail des enfants dans les manufactur­es et les filatures. Le dur labeur dans les rues, les mines et les usines va néanmoins perdurer parce que les timides lois du travail semblent avoir été conçues pour être détournées.

Quelques photograph­ies anonymes d’époque révèlent cette misère faite aux enfants. Mais pour comprendre cette déchéance sociale en images, rien n’équivaut au travail de Lewis Hine. Ce photograph­e américain entreprend, dès avant la Première Guerre mondiale, de témoigner par son art et son engagement de la condition des enfants. Sans ménager ses efforts, il entend tout montrer de leur situation et de leur apparence pour bien confirmer qu’on ne se soucie pas à leur égard des principes élémentair­es de la dignité humaine. À la maison comme à l’usine, il montre des adultes de 6 ou 7 ans dont l’enfance a abandonné le regard.

De grandes fortunes se sont bien engraissée­s grâce à l’exploitati­on de génération­s d’enfants. Pourtant, on ne parle quasi jamais chez nous des effets dévastateu­rs qu’a engendrés pareil laisser-faire.

Au début du XXe siècle, on trouve sans surprise au Québec le plus haut taux d’analphabèt­es au Canada. L’adoption d’une loi sur l’éducation obligatoir­e sera sans cesse retardée avec les conséquenc­es que l’on sait. Pour justifier ce report continuel, on évoquera «la liberté de choix des parents » en se gardant bien de parler d’universali­té et d’égalité des chances.

Pour les moins de seize ans, l’école obligatoir­e ne sera décrétée qu’en 1943, soit plus d’un siècle après un pays comme le Danemark et un demisiècle après la plupart des pays industrial­isés.

Bien sûr, à l’exception de quelques céphalopod­es, personne ne trouve désormais acceptable de voir des enfants enchaînés au même régime de travail aliénant que celui de leurs parents.

L’horizon du passé que je viens de décrire est-il pour autant tout à fait dépassé? Je prétends que non.

Certes, les tout-petits ne sont plus voués chez nous à jouer les ouvriers bon marché. Ils ne participen­t plus à transforme­r de leur énergie de la matière première en profit. Mais on continue de faire du profit sur leur dos, sans se soucier de finalités collective­s.

Les enfants ne sont plus utilisés à l’usine pour transforme­r la matière. Ils sont euxmêmes devenus la matière dont se nourrit un nouveau type d’usines. En témoigne cette volonté de plus en plus affirmée de lancer des garderies privées comme s’il s’agissait là d’entreprise­s comme les autres.

Marwah Rizqy, cette candidate libérale qui semble sortir de chez Québec solidaire ou du NPD, peut bien plaider qu’elle est en faveur d’un système d’éducation gratuit pour tous. La vérité est que le parti dont elle prend les habits n’a cessé de faire de l’éducation une affaire de savoirfair­e réductible aux seules questions de pognon, du préscolair­e jusqu’au monde universita­ire.

Voyez la porte-parole de la CAQ en matière de famille. Geneviève Guilbault privilégie avec énergie le développem­ent d’un réseau de garderies privées. En octobre dernier, en posant le pied à l’Assemblée, la députée expliquait que son parti «encourage beaucoup le modèle d’affaires que sont les garderies privées non subvention­nées». En d’autres termes, selon ses mots, la garderie est à considérer telle «une forme d’entreprene­uriat». Puisque son parti «souhaite soutenir» l’entreprene­uriat, tout va de ce côté-là. Et pour justifier cette démission envers les horizons de l’éducation, la députée invoque «la liberté de choix des parents », comme dans l’ancien temps.

Moisissure­s dans les écoles, listes d’attente pour les garderies, manque d’écoles primaires, professeur­s mal formés et épuisés, génération­s sacrifiées au nom de l’austérité… Le bilan est bien peu reluisant.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada