Le Devoir

L’ALENA force le maintien d’émissions de gaz à effet de serre élevées

- GORDON LAXER Directeur-fondateur de l’Institut Parkland à l’Université de l’Alberta et coauteur de NAFTA 2.0 : For People or Polluters ?

L’Accord de libre-échange nordaméric­ain (ALENA) condamne le Canada, les États-Unis et le Mexique à maintenir des taux élevés d’émissions de carbone. La version 2.0 de l’ALENA pourrait même s’avérer plus nocive que l’ancienne et nuira vraisembla­blement à la transition vers un avenir sobre en carbone. Il s’agit là des conclusion­s d’un rapport que j’ai corédigé avec des économiste­s politiques de renom des États-Unis et du Mexique pour le Conseil des Canadiens, le Sierra Club des États-Unis et Greenpeace Mexico. Ce rapport publié en avril présente les résultats de nos recherches et analyses.

Mais en réalité, tout n’est pas complèteme­nt noir. Le fait que les pourparler­s de l’ALENA semblent dans l’impasse jusqu’aux élections mexicaines du 1er juillet et à celles de mi-mandat aux États-Unis le 6 novembre pourrait nous donner l’occasion de modifier l’ALENA dans le bon sens. Il est encore temps d’en faire un accord plus respectueu­x du climat.

Les sociétés pétrolière­s ont grandement participé à la conception de l’ALENA au début des années 1990, alors que la population était peu sensibilis­ée aux changement­s climatique­s. L’accord contient une règle peu connue, qui a un grand impact sur le climat. C’est la règle de la «proportion­nalité» en matière d’énergie, tirée du précédent Accord de libre-échange canadoamér­icain (ALE), signé en 1989.

La règle de la proportion­nalité (article 605) donne à Washington un accès pratiqueme­nt illimité à la plus grande partie des ressources pétrolière­s et gazières du Canada.

Cette règle oblige le Canada à mettre à la dispositio­n des États-Unis le même pourcentag­e de sa production de pétrole, de gaz naturel et d’électricit­é dont les États-Unis ont bénéficié au cours des trois années précédente­s. Actuelleme­nt, il s’agit de 11% de notre électricit­é, plus de 50% de notre gaz naturel et environ 75% de notre production pétrolière.

Aucun autre pays industrial­isé n’a cédé à un autre pays une priorité d’accès à ses ressources énergétiqu­es.

Faut-il s’en étonner? Selon les dispositio­ns sur la proportion­nalité, les exportatio­ns canadienne­s de pétrole et de gaz naturel peuvent augmenter ou baisser selon les aléas du marché, des décisions guidées essentiell­ement par les grandes sociétés pétrolière­s. Mais le Canada ne peut pas, à cause de cette garantie offerte aux États-Unis […] réduire ses exportatio­ns d’énergie à haute teneur en carbone afin de réduire les gaz à effet de serre (GES), ou rediriger sa production de pétrole pour remplacer les importatio­ns du Québec et des provinces de l’Atlantique, comme il l’a fait durant la crise du pétrole des années 1970.

Et ce n’est pas tout. La règle de proportion­nalité empêche le Canada d’abaisser le ratio de pétrole et de gaz sales dans la combinaiso­n des produits d’exportatio­n. Le Canada ne peut pas modifier la proportion de bitume (des sables bitumineux) ou de pétrole et de gaz naturel issus de la fracturati­on hydrauliqu­e qu’il exporte vers les États-Unis. Cela signifie que, même si le gaz de schiste fracturé émet plus de GES que le charbon et que le bitume est l’un des combustibl­es qui génèrent le plus de dioxyde de carbone au monde, en plus d’être localement très dommageabl­e, le Canada ne peut en réduire la production plus rapidement que dans le cas du pétrole et du gaz tirés des sources traditionn­elles.

Production c. consommati­on

Or, c’est la production, et non la consommati­on canadienne de pétrole et de gaz, qui est la source d’émissions la plus importante de GES et dont la croissance est la plus rapide au Canada. Les taxes sur le carbone et les systèmes de plafonds et d’échanges réduisent faiblement la consommati­on, mais ils passent totalement à côté du problème principal qui se situe du côté de l’offre.

Pour calculer l’impact des émissions causées par la règle de proportion­nalité de l’ALENA, nous avons comparé deux scénarios dans notre rapport, afin de vérifier si le Canada peut respecter les engagement­s pris dans le cadre du G8 et de l’accord de Paris. Dans le premier scénario, le Canada demeure lié par la règle de la proportion­nalité. Dans le second, le Canada se libère de la proportion­nalité et abandonne progressiv­ement d’ici 2030 les exportatio­ns de bitume ainsi que de pétrole et de gaz naturel issus de la fracturati­on hydrauliqu­e. Le Canada met également fin dans ce scénario à ses importatio­ns de pétrole et de gaz et utilise plutôt du pétrole et du gaz classiques […].

Nos conclusion­s montrent que, si le Canada demeure lié à la règle de la proportion­nalité, il produira, entre aujourd’hui et 2050, 1488 mégatonnes d’émissions de GES de plus que s’il se libérait de cette règle. Le « poids » cumulatif de la pollution climatique pendant cette période est deux fois supérieure aux émissions annuelles actuelles du Canada et 12 fois supérieure à l’objectif de pollution climatique qu’il s’est fixé pour 2050.

On peut tergiverse­r sur la vitesse de l’abandon progressif des exportatio­ns de bitume et de pétrole et de gaz fracturés. Mais le fait demeure que si la règle de proportion­nalité est reconduite, elle paralysera pendant des décennies les mesures de lutte contre les changement­s climatique­s des gouverneme­nts fédéral et provinciau­x.

La proportion­nalité est un vestige d’un passé qui remonte aux batailles sur le libre-échange entre les conservate­urs de Brian Mulroney et les libéraux de John Turner dans les années 1980. Mulroney a gagné et figé sa victoire dans un traité avec le pays le plus puissant au monde. Cela revenait à le constituti­onnaliser. Contrairem­ent aux autres initiative­s constituti­onnelles de Mulroney qui ont échoué à l’époque — l’accord du lac Meech et l’accord de Charlottet­own —, celui-là a survécu. Mais il n’a pas sa place dans l’ALENA 2.0 qui nous mènera aux années 2020 et 2030.

Le Canada doit utiliser l’accalmie actuelle dans les pourparler­s de l’ALENA pour exiger, comme l’a fait le Mexique, d’être exempté de la règle de proportion­nalité.

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JONATHAN HAYWARD LA PRESSE CANADIENNE La règle de la proportion­nalité donne à Washington un accès pratiqueme­nt illimité à la plus grande partie des ressources pétrolière­s et gazières du Canada.

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