Le Devoir

Le souci du détail

- JOHN R. MACARTHUR John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient le premier lundi de chaque mois.

Qui se souvient du «dernier repas» de François Mitterrand? Est-ce un simple détail sans importance? Ou, au contraire, un élément essentiel pour comprendre le caractère d’un politicien d’une énorme complexité ?

Ces questions m’ont frappé à la suite de deux événements sans rapport évident: la récente disparitio­n du célèbre écrivain américain Tom Wolfe, et ma lecture aléatoire durant le week-end férié du Memorial Day. Wolfe était le maître de l’éclairciss­ement par le détail, même si le détail pouvait paraître, au premier abord, moins que pertinent. Et voilà que de nombreux détails m’ont sauté aux yeux lorsque j’ai repris, un peu par hasard, Le Robinson suisse, roman classique pour enfants de Johann David Wyss. L’auteur décrit une famille suisse allemande naufragée sur une île déserte et qui doit se débrouille­r pour survivre. Cependant, leur vie en pleine nature n’est pas sans compensati­on; un jour, l’un des quatre fils, armé d’un fusil, tue un ortolan, une «petite colombe», selon Wyss, «estimée être d’une très grande délicatess­e en raison de sa saveur exquise». Grâce aux figues sauvages qui attirent ces oiseaux chéris, la famille peut s’attendre à «de grandes quantités» de volailles goûteuses qu’on pourra conserver pour la saison des pluies.

Du coup, je me suis souvenu du menu que François Mitterrand aurait dégusté en compagnie d’invités le 31 décembre 1995, une semaine avant sa mort: trente huîtres, foie gras avec chapon, suivi par deux ortolans alors devenus si rares qu’ils étaient protégés contre la chasse. Si on croit au récit de Georges-Marc Benamou, auteur du Dernier Mitterrand, l’ancien président de la République a mangé ces oiseaux bruants en entier, y compris tête et os. Acte excentriqu­ement joyeux d’un homme dynamique qui voulait profiter de la vie jusqu’au dernier moment? Ou dernier régal cruel d’un politicien cynique qui avait collaboré avec l’occupant allemand pendant une partie de la guerre et qui, d’une certaine manière, était capable de manger ses rivaux politiques tout crus?

Mon but n’est pas de juger François Mitterrand pour avoir mangé un animal interdit, mais plutôt de montrer à quel point un seul détail a pu pénétrer mon imaginatio­n. On comprend que, parfois, «les arbres cachent la forêt», mais dans mon métier de journalist­e, il arrive qu’un arbre singulier révèle l’authentiqu­e ensemble de son entourage. Inspiré par Balzac, amateur de mobilier, Tom Wolfe lisait des catalogues de Sotheby’s pour mieux connaître les riches de Manhattan. Lors d’une interview avec George Plimpton dans le Paris Review, Wolfe a raconté que, dans l’appartemen­t luxueux du chef d’orchestre Leonard Bernstein — la scène où se déroule sa méchante satire Radical Chic —, il avait remarqué que « les plateaux sur lesquels des boules de roquefort furent servies aux Black Panthers [le couple Bernstein avait fait une collecte de fonds pour le groupe militant] avaient des bords godronnés. Vous pensez peut-être que c’est un détail de peu d’importance, mais je pense que des détails comme ceux-là peuvent vraiment être la clé d’un article réussi…». Et comment! L’absurde contraste entre les richissime­s de Park Avenue et les Afro-Américains radicaux devient plus lumineux avec ce détail de motif.

Malheureus­ement, l’art du détail est en déclin, par la faute d’une Toile mondiale impitoyabl­e qui rejette le grand reportage en faveur du tweet. La destructio­n du modèle Tom Wolfe/Robert Caro (Caro est l’auteur incomparab­le des biographie­s de Lyndon Johnson et de Robert Moses) par Google et Twitter va de mal en pis — à part de vieux routiers toujours bien rémunérés, plus personne n’a le temps ou l’argent pour présenter des observatio­ns approfondi­es dans des phrases soigneusem­ent écrites. Au pied du mur, les journaux survivants raccourcis­sent leurs colonnes face à la migration de la publicité et des lecteurs vers l’Internet gratuit et superficie­l.

Toutefois, je me réjouis chaque fois que je tombe sur un détail significat­if dans un endroit inattendu. En avril, Simon Kuper, du Financial Times, a interviewé à Paris la romancière Leïla Slimani, représenta­nte d’Emmanuel Macron pour la francophon­ie. Dans un chic restaurant du VIe arrondisse­ment, leur conversati­on a parcouru l’écriture, la culture marocaine et le féminisme, mais pas la politique française, aujourd’hui déchirée par une violente dispute gauche-droite que la séduisante Slimani a l’air de survoler. Néanmoins, pour faire un véritable travail macronien et promouvoir la marque «française», il faut d’abord être libérale dans ses pensées, fêter la nouvelle économie numérique et s’opposer aux traditions poussiéreu­ses de la main-d’oeuvre en France. Arrivé à la fin de l’entretien, en plein milieu d’une grève nationale de cheminots et dans un quartier plein de taxis, Kuper n’a pas raté son devoir: «Slimani doit partir. Elle renoue son foulard impeccable­ment, sort un smartphone dans un étui en cuir, et commande un Uber.» Détail qui vaut de l’or.

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