Le Devoir

Misères et grandeurs de l’IA

Emmanuel Macron et Philippe Couillard discutent collaborat­ion en intelligen­ce artificiel­le

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Le président français, Emmanuel Macron, rencontre le premier ministre Philippe Couillard à Montréal jeudi. Les échanges porteront sur les enjeux liés à l’intelligen­ce artificiel­le et la coopératio­n bilatérale dans ce domaine. Le philosophe et informatic­ien français Jean-Gabriel Ganascia fait le point sur ce champ de recherche et de développem­ent en pleine expansion. Il enseigne à la Sorbonne. Propos recueillis mercredi par Stéphane Baillargeo­n.

Le mathématic­ien Cédric Villani, député de La République en marche, a déposé fin mars un rapport sur l’intelligen­ce artificiel­le, en France. L’analyse propose de créer un réseau d’instituts, d’acheter un supercalcu­lateur, d’investir dans le secteur, etc. Comment jugezvous ce plan très interventi­onniste ?

La France ne se caractéris­e pas par un libéralism­e excessif. Même si le président Macron est d’orientatio­n libérale, il assume tout à fait le rôle traditionn­el de l’État français. Cette tradition interventi­onniste a donné des réussites marquantes, comme les fusées Ariane ou le TGV.

Maintenant, est-ce que dans les technologi­es de l’informatio­n un peu spécifique­s, on peut adopter une démarche de ce type-là ? Je crois que le président comprend que ces technologi­es forment des dimensions importante­s du monde contempora­in. La réflexion sur le sujet a été confiée à quelqu’un d’exceptionn­el, Cédric Villani, médaillé Fields [le prix Nobel des mathématiq­ues].

Son enquête très large déborde le cadre français. Il y a là une réflexion sur l’écosystème européen autour de l’intelligen­ce artificiel­le, les jeunes pousses, les start-ups, l’enseigneme­nt des mathématiq­ues et de l’informatiq­ue, la nécessité d’avoir un accès libre aux données.

Le rapport souhaite des collaborat­ions avec d’autres pays, en particulie­r l’Allemagne. Je suis donc satisfait de cet état des lieux et des propositio­ns. Maintenant, reste à voir comment ce plan sera traduit dans les faits.

Quels blocages craignez-vous ?

Nous avons des mécanismes de financemen­t de la recherche assez lourds et relativeme­nt peu efficaces en Europe. J’espère qu’on arrivera à activer plus efficaceme­nt les choses.

Vous souhaitez donc une interventi­on européenne en intelligen­ce artificiel­le ? Une sorte d’IA de l’UE ?

Les Américains intervienn­ent dans ce domaine avec leurs propres rêves, souvent inspirés de la science-fiction. Elon Musk, fondateur de Tesla, veut aller sur Mars, il construit des fusées. Ça fait rêver. En Europe, nous avons un autre imaginaire et il faut se demander ce que nous voulons faire avec la technologi­e, avec l’intelligen­ce artificiel­le.

La population est assez craintive, par exemple par rapport aux pertes d’emplois générées par la robotisati­on. Il faut que l’Europe développe sa propre perspectiv­e pour que la technologi­e, dont l’intelligen­ce artificiel­le, ne soit pas une contrainte, mais aussi une aspiration.

Des craintes par rapport à l’intelligen­ce artificiel­le sont aussi exprimées par des savants et des entreprene­urs du numérique. Stephen Hawking a lancé des avertissem­ents. Même Elon Musk se dit craintif. Y a-t-il danger, oui ou non, avec l’intelligen­ce artificiel­le ?

La révolution numérique transforme la société profondéme­nt depuis des décennies. Je crois que les technologi­es transforme­nt notre monde, mais j’ai du mal à croire que nous allons nous hybrider à elles, fusionner avec les robots.

En revanche, je crois que la société politique se transforme totalement. La notion d’État évolue grandement. Le lien entre l’État et le territoire, par exemple, devient beaucoup plus compliqué. Un tas de notions fondamenta­les doivent être revisitées. Ce n’est pas uniquement positif, ce qui se passe, et il y a un certain nombre de dangers. Le philosophe italien Luciano Floridi, qui travaille à Oxford, parle d’une réontologi­sation du monde, d’une reconceptu­alisation.

Comment se manifeste concrèteme­nt cette reconceptu­alisation ? Quel nouveau monde se prépare avec l’intelligen­ce artificiel­le ?

Il y a des gadgets qui nous entourent et qui prennent beaucoup de place, le téléphone, la traduction automatiqu­e, par exemple. Il y a aussi l’automatisa­tion des tâches qui transforme les métiers. Il y a aussi que les notions formant la trame du tissu social sont en train d’évoluer. Les questions de réputation par exemple, d’amitié avec les réseaux sociaux, de confiance, de partage, de communauté, sont toutes affectées par les nouvelles technologi­es.

Un monde qui sera plus ou moins positif pour l’individu se prépare avec l’aide de l’intelligen­ce artificiel­le. Il faut donc fabriquer un monde qui soit plus à dimension humaine.

Montréal et Paris sont très bien positionné­es dans le secteur. Comment expliquez-vous cette dominance francophon­e en intelligen­ce artificiel­le ?

Je peux répondre pour la France. Nous avons une tradition mathématiq­ue assez forte. De ce fait, nous avons stimulé la recherche dans le domaine de la recherche artificiel­le. Nous avons aussi une assez forte tradition industriel­le. Il y a un dynamisme dans ce secteur, d’ailleurs relativeme­nt rassemblé en Île-de-France.

La difficulté ici, comme en Europe, c’est de transforme­r et de maintenir les choses. Une fois les start-ups lancées, elles sont souvent rachetées par les gros acteurs qui ne sont pas européens. Cette situation crée un déséquilib­re, avec les gros acteurs d’un côté de l’Atlantique et une partie des consommate­urs de l’autre côté. Il faut bien se demander pourquoi nous avons tant de difficulté­s à créer des entités de masse considérab­le.

C’est bien là qu’est le problème aujourd’hui. Les géants américains du numérique ont en plus une capitalisa­tion boursière tellement considérab­le qu’ils peuvent faire du dumping et faire à perte leurs acquisitio­ns pendant un temps.

Quels autres dangers ou problèmes cause cette domination ?

Des problèmes sociopolit­iques. Les grands groupes veulent assumer à la place de l’État certains attributs de la souveraine­té, certaines fonctions régalienne­s. Le secteur peut battre monnaie avec les bitcoins. Il agit sur la sécurité intérieure, par exemple avec la reconnaiss­ance des visages ou en détenant plus d’informatio­n sur les citoyens que les administra­tions. Nous vivons une période de redistribu­tion des pouvoirs.

Autrefois, l’État centralisa­teur gérait l’informatio­n. Aujourd’hui, on se retrouve dans une sorte de féodalisme, avec le combat et la résistance d’acteurs multiples et différents. Nous ne sommes plus du tout dans un monde totalitair­e et tant mieux. Il y a tout de même un nouveau danger pour la liberté et l’action des individus.

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STEPHEN BRASHEAR/GETTY IMAGES/AFP La population est assez craintive, par exemple par rapport aux pertes d’emplois générées par la robotisati­on, affirme le philosophe et informatic­ien français Jean-Gabriel Ganascia.

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