Le Devoir

Le G7 vu d’en bas

La rencontre implique une suspension de droits fondamenta­ux de la population hôte

- RÉGIS COURSIN CHERCHEUR POSTDOCTOR­AL AU CENTRE D’ÉTUDES ET DE RECHERCHES INTERNATIO­NALES DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL. IL ORGANISE CES JOURS-CI POUR LE CERIUM UNE ÉCOLE D’ÉTÉ IMMERSIVE SUR LE G7 DANS CHARLEVOIX.

Depuis 16 ans que le G7 se déroule dans des endroits reculés, nous n’avons pas porté suffisamme­nt d’attention au versant local de la lutte. Et il faut dire que le message dominant ne contribue pas à alimenter ce questionne­ment. Dans un communiqué officiel, Justin Trudeau explique avoir choisi Charlevoix pour « l’accueil chaleureux de ses gens». Il a également affiché sa volonté d’inclure les communauté­s locales dans l’événement. D’autant que les retombées matérielle­s, économique­s et symbolique­s semblent mettre tout le monde d’accord.

Il serait cependant trompeur de s’arrêter à ce premier tableau. Les pressions multiples qu’exerce le G7 sur la vie quotidienn­e des Charlevois­iens, et surtout des Malbéens, ne peuvent être évacuées. D’autant qu’elles s’en vont croissante­s à l’approche de sa tenue. Un habitant de la zone verte a par exemple confié ressentir un climat de plus en plus « délétère et lourd », et va même jusqu’à parler « d’occupation ».

Souffrant chaque année du «trou noir », Charlevoix se démarque par son industrie touristiqu­e et son secteur informel. Dans cette situation, l’économie de la débrouille vient souvent avec le sentiment de délaisseme­nt que vient réactiver la rencontre au sommet : « Le G7 nous a apporté un réseau cellulaire qui a du bon sens, la fibre optique… Comme si à quelque part on s’était dit : “Ce n’est pas important d’aller jusquelà. Ils ne l’ont jamais eu, ils ne savent pas ce que c’est…” », a déclaré une habitante de la région, qui poursuit : « Au niveau de l’emploi, regarde l’hôpital, tout s’en va à Baie-Saint-Paul tranquille­ment. Les services, il n’y en a presque plus ici… Il n’y a pas de radiologis­tes souvent […], pas de chirurgien­s. Il y a des gens qui se battent depuis des dizaines d’années pour garder nos services ici, pis ça n’a pas l’air de marcher. On ne décidera pas du sort de notre région au G7, je ne pense pas. » Combat de front, combat de flanc L’oppression grandissan­te subie par les Malbéens à l’arrivée du G7 s’intègre donc aux difficulté­s structurel­les auxquelles ils sont confrontés quotidienn­ement. Mais comment se manifesten­t les résistance­s d’une population subordonné­e aux métropoles et à ses dirigeants ?

Deux registres de résistance­s locales peuvent être définis. Le premier s’inscrit en marge des manifestat­ions politiques qui se dérouleron­t à Québec. Il révèle le versant public de la lutte. Sa principale expression est l’action «symbolique» menée le dimanche 3 juin à La Malbaie par des organismes communauta­ires locaux. Elle voulait dénoncer la nature « antidémocr­atique » et « capitalist­e » du G7.

Au-delà de ce combat politique de front, « trop loin […] de monsieur et madame Tout-le-Monde» de l’avis d’un des participan­ts, a lieu un autre combat. Il est non ouvertemen­t politisé, quotidien, fait de subversion­s larvées et subtiles. Le sociologue américain James C. Scott appelle cela le « versant caché » de la résistance. C’est dans son invisibili­té et sa discrétion que se joue la redistribu­tion subreptice, légère et fugace du pouvoir en place. En étudiant les relations de classe des paysans mélanésien­s, il s’est rendu compte que les petites résistance­s (incendies des récoltes, sabotages, boycottage­s, grèves déguisées, vols, etc.) montraient un sens opportun de la lutte.

On peut voir dans les actions fragmentée­s et dissimulée­s des Charlevois­iens cette « résistance infrapolit­ique » décrite par Scott. D’après une vingtaine d’entretiens réalisés, auxquels s’ajoutent des témoignage­s in

vivo, il a été possible d’en déterminer plusieurs formes : l’insubordin­ation (lenteur dans la réalisatio­n des tâches, refus d’être réaffecté pour l’occasion), la divulgatio­n (révélation d’informatio­ns confidenti­elles), la grogne (mouvement informel, spontané et latent de dénonciati­on), la défection (ceux qui comptent quitter la région, ou ne veulent pas travailler), l’opportunis­me («ne rien faire, et prendre leur argent »), la dérision (ceux qui plaisanten­t et ridiculise­nt le G7) et l’indifféren­ce (ceux qui n’accordent pas l’importance due à l’événement). L’ubac des démocratie­s Malgré l’optimisme affiché par Justin Trudeau, le G7 se conclura fort probableme­nt par une déclaratio­n mince, pour ne pas dire négligeabl­e. Mais si l’on sort du champ de la grande politique, il aura été, pour la population charlevois­ienne, l’occasion de faire l’expérience concrète d’un événement d’envergure mondiale.

De ce point de vue, les véritables enjeux de l’organisati­on d’un G7 ne sont pas écrits à l’ordre du jour, ils ne sont pas globaux et programmat­iques, ils sont concrets, tangibles et immédiats. Ils nous montrent à voir comment une telle rencontre au sommet implique en parallèle une suspension de certains droits fondamenta­ux de la population hôte, de son exercice de la libre d’expression (neutralisa­tion et intimidati­on de l’opposition), de mouvement et de déplacemen­t (postes de contrôle, zonage et accréditat­ion), de réunion (« zone de libre expression » clôturée), au respect de la vie privée (mise en place de surveillan­ce électroniq­ue). En observant le G7 d’en bas, une autre réalité apparaît, qui montre à voir la version cachée des résistance­s, miroir du versant sombre des démocratie­s, et révélatric­e de ses contradict­ions.

L’oppression grandissan­te subie par les Malbéens à l’arrivée du G7 s’intègre aux difficulté­s structurel­les auxquelles ils sont confrontés

 ?? JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE ?? Dans un communiqué officiel, Justin Trudeau explique avoir choisi Charlevoix pour « l’accueil chaleureux de ses gens ».
JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE Dans un communiqué officiel, Justin Trudeau explique avoir choisi Charlevoix pour « l’accueil chaleureux de ses gens ».

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