Le Devoir

Les langues menacées

- ODILE TREMBLAY

Àvue de nez, la fragilité de la culture française en Amérique du Nord aurait dû rendre les Québécois particuliè­rement sensibles à la condition des peuples autochtone­s. Après tout, on en connaît un bout sur les identités menacées. Et puis les descendant­s des Européens sous le Régime français étaient plus proches des enfants du pays que les Britanniqu­es après la Conquête. Mais la sauce s’est gâtée.

René Lévesque affichait un malaise par rapport aux Premières Nations, voyant son peuple opprimé par les uns, oppresseur des autres. En gros, la gymnastiqu­e francophon­e pour garder la tête hors de l’eau aura débouché sur un aveuglemen­t volontaire : ne pas regarder de ce côté-là, surtout…

Le mois de juin est celui de l’histoire autochtone, et combien d’entre nous ont marché dans les mocassins des premiers arrivants ? Combien les connaissen­t ? Combien les ont visités ?

Onze langues millénaire­s sont encore parlées au Québec, certaines au bord de l’extinction. Leurs sons chantants ou gutturaux véhiculent l’histoire des peuples installés ici avant les Européens, de leur culture, de leur rapport au monde, de leur cosmogonie.

J’aime les écouter, vraies poésies du territoire, miracles de survivance aussi.

Voler à leur défense, c’est voir en elles des empreintes vitales en pleines toundras, taïgas et sur les rives du Saint-Laurent, plus éloquentes que toutes les fouilles archéologi­ques. Si longtemps dévalorisé­es, ces langues-là.

— Je n’ai jamais parlé avec un Amérindien de ma vie, me disent les uns et les autres.

— C’est grave, ça. Voyons donc !

Reste à plonger dans le documentai­re de Simon Plouffe

Ceux qui viendront, l’entendront, incursion québécoise à travers le jardin harmonique de ses langues. On y entend le kanien’kehàka (mohawk), le naskapi, l’inuktitut, l’attikamek, l’innu, l’abénaquis, le français, l’anglais, le langage des signes.

Des projection­s-événements du film sont prévues à La Cinémathèq­ue québécoise les 8 et 9 juin et au Cinéma du Parc le 10 juin, en présence de protagonis­tes rencontran­t du public. Une occasion de s’y frotter avant de prendre la route pour côtoyer d’autres univers. Qui sait ?

Le titre rend hommage à la poétesse innue Josephine Bacon. « Quand une parole est offerte, elle ne meurt jamais. Ceux qui viendront, l’entendront », écrivait-elle en élan d’optimisme.

Même dans les communauté­s aux langues vivantes comme l’innu, l’attikamek, l’inuktitut, les aînés demeurent souvent les seuls détenteurs des vieux vocables collés à la connaissan­ce du bois, du gibier, des différents types de neige, d’un mode de vie en extinction

Dans le documentai­re, une aînée d’Odanak se désole pourtant de ne plus trouver d’interlocut­eur dans sa langue abénaquise. De vieux Naskapis soupirent aussi. Les petites communauté­s sont les plus menacées.

Tout un travail d’archives complète les entretiens. L’enregistre­ment en 1911 d’un chant malécite témoigne d’une langue morte, fantôme au suaire sonore.

L’algonquin et l’abénaquis sont en déclin, le mohawk s’enseigne à l’école par des maîtres passionnés. Ici et là, des hymnes religieux constituen­t les ultimes témoins de langues ancestrale­s quasi évanouies.

Les fractures génération­nelles sont omniprésen­tes. Même dans les communauté­s aux langues vivantes comme l’innu, l’attikamek, l’inuktitut, les aînés demeurent souvent les seuls détenteurs des vieux vocables collés à la connaissan­ce du bois, du gibier, des différents types de neige, d’un mode de vie en extinction. Souvent, les nouveaux concepts, absents des langues traditionn­elles, s’énoncent en anglais ou en français.

Conserver une langue signifie à telle enseigne secouer le joug des colonialis­mes et des humiliatio­ns, retrouver une fierté identitair­e, renouer avec les sources. Entreprise­s de longue haleine, quand le temps presse pour sauver des idiomes du naufrage.

Encyclopéd­ies sonores à décrypter

Le film de Simon Plouffe tombe à point nommé. Vendredi dernier, un projet de loi fédéral, à déposer l’automne prochain, s’annonçait pour faire passer le statut des langues autochtone­s au pays de « langues officielle­s » à « langues premières », en concertati­on avec les Inuits, les Métis et les Premières Nations. Tant mieux !

90 langues premières sont parlées au Canada, les unes au bord du gouffre, les autres encore vivaces, mais au nombre de locuteurs en baisse. Les deux tiers d’entre elles seraient menacées, selon les critères de l’UNESCO. Envolé, le temps où le huron-wendat était parlé au Québec et le béothuk à Terre-Neuve. Ignorance ou je-m’en-foutisme : des encyclopéd­ies sonores se sont vu au long de l’histoire être rayées de la carte sans concert de protestati­ons.

On dénonce l’appauvriss­ement de la biodiversi­té, mais la mort des langues constitue aussi une perte terrible pour l’humanité. Des mots s’effacent de la surface du globe comme des espèces animales et végétales, écosystème­s linguistiq­ues gorgés de sens, en coupes à blanc.

Sans sa langue, un peuple s’étiole et se noie dans l’océan des idiomes dominants. En traversée de la Louisiane ou de l’Acadie, ça se voit, ça se pleure.

Et comment peut-on revendique­r le français en Amérique sans se préoccuper des langues premières sur lesquelles est gravée la mémoire longue d’un territoire qu’on prétend partager ?

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