La vie privée violée par les technologies « intelligentes »
À une époque pas si lointaine, on allait en Cour suprême pour interdire la divulgation de certains renseignements personnels et ainsi protéger son image. Aujourd’hui, on les partage docilement avec un téléphone bavard en relation non protégée avec la planète. Sommes-nous insouciants ? Probablement. Stupides ? Pas encore, mais à risque de le devenir dans un environnement pourtant qualifié d’«intelligent». Voulons-nous réduire ce risque? Voyons nos portables comme des sondes et ne soyons pas si fiers ou empressés d’être branchés. Je m’explique. L’intelligence artificielle changera le monde, mais non sans effets secondaires indésirables, tout comme la pénicilline à une autre époque. Or, s’il est vrai (selon mon pharmacien) que ce vieil antibiotique a pu donner l’urticaire à l’occasion, il n’a jamais rendu stupide. La question se pose toutefois pour l’intelligence artificielle lorsqu’elle est mise au service de publicitaires en quête extrême d’individualisation des consommateurs.
Les gens de marketing utilisent une stratégie du corps médical, soit l’intervention ciblée. Ils partagent aussi un rêve de médecins-chercheurs : la découverte de particules « intelligentes » permettant de marquer et d’isoler des cellules ciblées et de les traiter spécifiquement. Un doute ? Il suffit de remplacer la particule de rêve par un algorithme d’intelligence artificielle capable de retracer, de profiler et de cibler un consommateur et de voir son expérience d’achat individuelle comme la condition à soigner. En effet, comme pour la pénicilline et d’autres médicaments à large spectre, des publicités de masse servent encore mais ratissent trop large, n’effleurent que l’acheteur ciblé, en irritent d’autres et génèrent moins à la caisse. Parler à un seul consommateur en connaissant d’avance ses goûts, motivations et habitudes d’achat est plus efficace et sans doute plus rentable. Tout vendeur sait qu’il a intérêt à mieux connaître son client, et personne ne doute de l’impact supérieur d’un message finement ciselé pour plaire à l’acheteur. Les habitués du commerce en ligne noteront d’ailleurs une surprenante corrélation entre de récents achats et des offres promotionnelles subséquentes.
L’avantage est significatif si l’information visant à individualiser le consommateur est fiable et disponible à un coût raisonnable. On doute peu de sa fiabilité lorsque ce sont les consommateurs qui la donnent eux-mêmes, généreusement, sans le vouloir ou y consentir clairement, par le truchement de programmes de fidélisation, d’applications d’achats en ligne ou de solutions de paiement. Les quelques dollars offerts pour « fidéliser » sont sans commune mesure avec l’énorme valeur commerciale des renseignements fournis. Et ne jamais croire que les lois protégeant la vie privée, aussi modernes que le récent Règlement européen, policent Internet efficacement ou gênent les trafiquants ou revendeurs de données dans des marchés secondaires.
La disponibilité de renseignements utiles n’inquiète pas davantage. En fait, il y en a tant que c’est leur traitement qui pose un défi, et ils sont nombreux à plonger dans le big data et d’y miner au moyen d’algorithmes d’intelligence artificielle capables de saisir, extraire, corréler, retracer et profiler le consommateur. Internet regorge d’articles sur la recherche et l’application de l’intelligence artificielle aux mégadonnées, notamment dans le secteur de la consommation.
Dîner de cons
Mais alors, où est le problème? C’est le dîner de cons. (Vous rappelez-vous le film? Sinon il faut le voir). Non pas que les consommateurs soient des cons ; au contraire, ils pèsent lourd lorsqu’ils sont regroupés. Mais un consommateur, seul et bien ciblé, peut le devenir aux yeux de commerçants s’ils le font parler à son insu ; s’ils le ridiculisent dans l’illusion qu’être « fidélisé» est d’abord à son avantage; s’ils utilisent de puissants algorithmes pour le piéger dans ses saines habitudes ou moins saines compulsions de consommation; s’ils l’isolent électroniquement pour ne lui montrer que leur petite part d’un marché autrement plus riche et diversifié.
Sans être parfait, un équilibre ou rapport de force s’établit généralement entre vendeurs et consommateurs dans un marché concurrentiel. Comment préserver ce rapport lorsqu’on est convié à dîner par un hôte armé d’algorithmes si puissants? Que dirions-nous si le prix d’articles que l’on nous offre en ligne variait selon notre capacité de payer ; si les promesses ou annonces que l’on nous adresse étaient fonction de nos opinions politiques ou de renseignements partagés privément avec nos fournisseurs; si la «meilleure» lasagne choisie pour l’internaute québécois résultait d’une astuce informatique sans lien avec la sauce ou les pâtes ? Nous serions sans doute indignés, un peu, le temps d’un cycle de nouvelles portant sur le dernier scandale d’usage abusif de renseignements personnels. Ou pas du tout.
Finalement, devenir con, c’est peut-être perdre tout intérêt ou sa faculté de protester avec son pouvoir d’achat. Ou être aveuglé par un téléphone qui nous sonde et tient ses propres conversations avec des tiers.
Si la vie privée nous intéresse, pourquoi ne pas la protéger nousmêmes en nous interrogeant sérieusement sur l’usage de certaines technologies et leurs effets indésirables. Hésitons un moment avant d’accepter d’être « géolocalisés » ou de convertir notre téléphone en carte de crédit.