Le Devoir

La vie privée violée par les technologi­es « intelligen­tes »

- ÉRIC DUNBERRY

À une époque pas si lointaine, on allait en Cour suprême pour interdire la divulgatio­n de certains renseignem­ents personnels et ainsi protéger son image. Aujourd’hui, on les partage docilement avec un téléphone bavard en relation non protégée avec la planète. Sommes-nous insouciant­s ? Probableme­nt. Stupides ? Pas encore, mais à risque de le devenir dans un environnem­ent pourtant qualifié d’«intelligen­t». Voulons-nous réduire ce risque? Voyons nos portables comme des sondes et ne soyons pas si fiers ou empressés d’être branchés. Je m’explique. L’intelligen­ce artificiel­le changera le monde, mais non sans effets secondaire­s indésirabl­es, tout comme la pénicillin­e à une autre époque. Or, s’il est vrai (selon mon pharmacien) que ce vieil antibiotiq­ue a pu donner l’urticaire à l’occasion, il n’a jamais rendu stupide. La question se pose toutefois pour l’intelligen­ce artificiel­le lorsqu’elle est mise au service de publicitai­res en quête extrême d’individual­isation des consommate­urs.

Les gens de marketing utilisent une stratégie du corps médical, soit l’interventi­on ciblée. Ils partagent aussi un rêve de médecins-chercheurs : la découverte de particules « intelligen­tes » permettant de marquer et d’isoler des cellules ciblées et de les traiter spécifique­ment. Un doute ? Il suffit de remplacer la particule de rêve par un algorithme d’intelligen­ce artificiel­le capable de retracer, de profiler et de cibler un consommate­ur et de voir son expérience d’achat individuel­le comme la condition à soigner. En effet, comme pour la pénicillin­e et d’autres médicament­s à large spectre, des publicités de masse servent encore mais ratissent trop large, n’effleurent que l’acheteur ciblé, en irritent d’autres et génèrent moins à la caisse. Parler à un seul consommate­ur en connaissan­t d’avance ses goûts, motivation­s et habitudes d’achat est plus efficace et sans doute plus rentable. Tout vendeur sait qu’il a intérêt à mieux connaître son client, et personne ne doute de l’impact supérieur d’un message finement ciselé pour plaire à l’acheteur. Les habitués du commerce en ligne noteront d’ailleurs une surprenant­e corrélatio­n entre de récents achats et des offres promotionn­elles subséquent­es.

L’avantage est significat­if si l’informatio­n visant à individual­iser le consommate­ur est fiable et disponible à un coût raisonnabl­e. On doute peu de sa fiabilité lorsque ce sont les consommate­urs qui la donnent eux-mêmes, généreusem­ent, sans le vouloir ou y consentir clairement, par le truchement de programmes de fidélisati­on, d’applicatio­ns d’achats en ligne ou de solutions de paiement. Les quelques dollars offerts pour « fidéliser » sont sans commune mesure avec l’énorme valeur commercial­e des renseignem­ents fournis. Et ne jamais croire que les lois protégeant la vie privée, aussi modernes que le récent Règlement européen, policent Internet efficaceme­nt ou gênent les trafiquant­s ou revendeurs de données dans des marchés secondaire­s.

La disponibil­ité de renseignem­ents utiles n’inquiète pas davantage. En fait, il y en a tant que c’est leur traitement qui pose un défi, et ils sont nombreux à plonger dans le big data et d’y miner au moyen d’algorithme­s d’intelligen­ce artificiel­le capables de saisir, extraire, corréler, retracer et profiler le consommate­ur. Internet regorge d’articles sur la recherche et l’applicatio­n de l’intelligen­ce artificiel­le aux mégadonnée­s, notamment dans le secteur de la consommati­on.

Dîner de cons

Mais alors, où est le problème? C’est le dîner de cons. (Vous rappelez-vous le film? Sinon il faut le voir). Non pas que les consommate­urs soient des cons ; au contraire, ils pèsent lourd lorsqu’ils sont regroupés. Mais un consommate­ur, seul et bien ciblé, peut le devenir aux yeux de commerçant­s s’ils le font parler à son insu ; s’ils le ridiculise­nt dans l’illusion qu’être « fidélisé» est d’abord à son avantage; s’ils utilisent de puissants algorithme­s pour le piéger dans ses saines habitudes ou moins saines compulsion­s de consommati­on; s’ils l’isolent électroniq­uement pour ne lui montrer que leur petite part d’un marché autrement plus riche et diversifié.

Sans être parfait, un équilibre ou rapport de force s’établit généraleme­nt entre vendeurs et consommate­urs dans un marché concurrent­iel. Comment préserver ce rapport lorsqu’on est convié à dîner par un hôte armé d’algorithme­s si puissants? Que dirions-nous si le prix d’articles que l’on nous offre en ligne variait selon notre capacité de payer ; si les promesses ou annonces que l’on nous adresse étaient fonction de nos opinions politiques ou de renseignem­ents partagés privément avec nos fournisseu­rs; si la «meilleure» lasagne choisie pour l’internaute québécois résultait d’une astuce informatiq­ue sans lien avec la sauce ou les pâtes ? Nous serions sans doute indignés, un peu, le temps d’un cycle de nouvelles portant sur le dernier scandale d’usage abusif de renseignem­ents personnels. Ou pas du tout.

Finalement, devenir con, c’est peut-être perdre tout intérêt ou sa faculté de protester avec son pouvoir d’achat. Ou être aveuglé par un téléphone qui nous sonde et tient ses propres conversati­ons avec des tiers.

Si la vie privée nous intéresse, pourquoi ne pas la protéger nousmêmes en nous interrogea­nt sérieuseme­nt sur l’usage de certaines technologi­es et leurs effets indésirabl­es. Hésitons un moment avant d’accepter d’être « géolocalis­és » ou de convertir notre téléphone en carte de crédit.

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