L’éducation réduite à une « course à la diplomation »
Suzanne-G. Chartrand en tête, 150 personnalités lancent un mouvement pour revaloriser l’enseignement au Québec
Suzanne-G. Chartrand a consacré sa vie à l’enseignement. À 70 ans, elle a pris une pause pour faire le bilan de son engagement. Son constat est brutal : ça va mal en éducation au Québec. Plutôt que de se contenter de chialer dans les soupers entre amis, elle a décidé de canaliser son indignation et de lancer un pavé dans la mare.
Ce pavé, c’est la fondation d’un mouvement visant à redonner ses lettres de noblesse à l’éducation. Ce mouvement, appelé Debout pour l’école, rassemble plus de 150 personnalités, dont le sociologue Guy Rocher, un des pères fondateurs du Québec moderne.
Suzanne-G. Chartrand est elle-même une enfant de la Révolution tranquille. Elle a vu son père, le syndicaliste Michel Chartrand, se battre corps et âme pour les droits des travailleurs. Elle a hérité de la fougue, de l’indignation et des talents oratoires de son père.
« Je suis une prof et je suis une Chartrand, donc je parle beaucoup ! J’ai besoin d’agir aussi », dit-elle.
Elle trouve que ça va mal en éducation, donc, malgré les « réinvestissements » ayant suivi les compressions budgétaires des dernières années.
Après plus d’un an de réflexions et d’assemblées de cuisine, Suzanne-G. Chartrand et ses collègues ont déterminé trois thèmes où il faut agir de façon urgente, selon eux : la langue française, la profession enseignante et l’école publique sont malmenées depuis au moins 30 ans.
« On est loin des grands idéaux de la Révolution tranquille d’égalité, d’équité et de qualité de l’éducation », dit cette spécialiste de la didactique du français, qui a enseigné 15 ans au secondaire et 25 ans à l’université.
Tout n’est pas noir, précise-t-elle. Il y a de belles histoires dans le réseau de l’éducation. Des profs et des étudiants motivés, brillants, allumés. Mais il y a aussi d’immenses défis.
La recette des bonnes notes
Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Suzanne-G. Chartrand a guidé des étudiants à la maîtrise et au doctorat qui écrivaient des textes bourrés d’erreurs de syntaxe et d’orthographe. Des étudiants incapables de s’exprimer correctement, incapables d’argumenter.
Pourquoi cet effritement du français ? Une piste parmi d’autres : « Ce qui prime depuis les années 2000, c’est l’évaluation, ce n’est pas l’enseignement, et encore moins l’apprentissage. L’examen de français de 5e secondaire, c’est à pleurer ou à se tordre de rire, c’est une fumisterie totale. On commence à préparer les élèves en 4e secondaire pour rentrer dans la grille du ministère. Ce sont des examens très faciles à réussir si on a appris la recette. Or, les profs enseignent la recette. »
Le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, a beau avoir interdit formellement les notes gonflées, Suzanne-G. Chartrand affirme que les profs de tous les niveaux, du primaire jusqu’à l’université, subissent une «pression quotidienne » pour qu’il y ait de bonnes moyennes de groupe et éviter les échecs. « C’est la course à la diplomation », dit-elle.
Signe des temps, les enseignants n’osent plus corriger les enfants qui s’expriment mal en classe.
« Il ne faut pas leur en demander trop, ces pauvres petits. Ce n’est pas bon pour leur estime d’eux. On doit leur dire qu’ils sont géniaux, qu’ils sont des Michel-Ange et des Léonard de Vinci. Il me semble que l’exigence n’est pas d’être désagréable et méchant, l’exigence c’est de montrer qu’on n’est pas dans la cour de récréation. »
Profession malmenée
Suzanne-G. Chartrand et ses collègues croient que la première exigence à rehausser est envers les futurs enseignants. Il faut d’abord revoir la formule du test de certification en français écrit pour l’enseignement, selon eux. Revoir aussi les critères d’admission aux études en sciences de l’éducation.
« On n’attire pas les meilleurs, ditelle. On attire des gens qui ont une scolarité plutôt moyenne, pour ne pas dire plutôt médiocre, et une compétence langagière qui va avec elle. Les plus brillants, les plus prêts à s’investir un peu dans la société, ils ne vont pas en éducation, parce qu’ils savent que c’est un métier extrêmement difficile, très mal vu et très mal rémunéré. »
Là-dessus, la prof ne peut qu’être d’accord avec le ministre Proulx, qui a dit souhaiter que la profession d’enseignant soit réservée à « l’élite » intellectuelle. Elle croit toutefois que le ministre se trompe en proposant la création d’un ordre professionnel des enseignants.
« C’est une fausse solution. On ne revalorise pas la profession par ça. On la revalorise en étant plus exigeant à la formation et à la diplomation, en ayant de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail, pour que les enseignants puissent bien faire leur travail. Ça prend presque des surhommes et des surfemmes pour se rendre jusqu’au vendredi sans s’écraser, tellement ils sont surchargés de travail. »
La coordonnatrice du mouvement Debout pour l’école s’inquiète de la « ségrégation » dans l’école publique. Phénomène bien documenté : l’école privée et les écoles publiques à projet particulier (programme international, sports-études, arts-études, etc.) sélectionnent les élèves ayant les meilleures notes. L’école de quartier, elle, accueille les élèves ayant les plus grandes difficultés.
C’est bien, une école à projet particulier. C’est motivant pour les profs et pour les élèves. Mais il faut ouvrir ces écoles à tous les élèves, pas juste à ceux qui ont les meilleures notes, fait valoir Suzanne-G. Chartrand.
« Cette ségrégation sociale est inacceptable. C’est pour ça qu’on est indignés. Ce n’est pas vrai que ça va bien. Ça va bien pour une minorité de la population issue d’un milieu cultivé et relativement à l’aise, mais ça ne va pas bien du tout pour une majorité de la population. »
On est loin des grands idéaux de la Révolution tranquille d’égalité, d’équité et de qualité de l’éducation SUZANNE-G. CHARTRAND