Le Devoir

Une blessure toujours ouverte

Treize ans plus tard, que reste-t-il de l’épisode des caricature­s danoises qui ont enflammé l’islam ?

- CHRISTIAN RIOUX

Au moment où l’Italie refuse à un bateau chargé de migrants d’accoster, l’immigratio­n déchire l’Europe tout entière. Le Devoir est allé voir où en était ce débat au Danemark, l’un des tout premiers pays européens à s’interroger sur l’immigratio­n massive. Dernier article d’une série de trois.

Ce n’est pas d’hier que le Danemark chérit les caricature­s. Pour fêter le centenaire de l’installati­on du Parlement dans le somptueux château de Christians­borg, à Copenhague, on a choisi de déployer sur son parvis une exposition de caricature­s politiques. Parmi la centaine de dessins, un seul évoque le célèbre épisode des caricature­s de Mahomet qui ébranla le pays et le monde en 2005. Signe que le sujet est encore sensible, treize ans plus tard, le dessin effleure à peine le sujet en représenta­nt le président de l’époque en homme de Cro-Magnon tentant de s’expliquer avec un musulman.

Treize ans plus tard, le Danemark est toujours l’une des cibles favorites des fatwas de toutes

sortes. Quant au Jyllands-Posten, dont la douzaine de dessins représenta­nt le prophète avait mis le feu aux poudres, il demeure sous haute protection policière. Il faut dire que, durant toutes ces années, quatre attentats ont été déjoués contre le quotidien publié à Aarhus, la deuxième ville du pays.

Il n’empêche qu’à propos de l’islam, les Danois n’ont plus tout à fait la même naïveté, admet Jacob Nybroe, le nouveau directeur du quotidien nommé en 2016.

«À l’époque, personne — mais vraiment personne ! — ne pouvait imaginer que ces caricature­s provoquera­ient une telle réaction. C’était absolument inimaginab­le. On voulait provoquer un débat, pas déclarer une guerre. »

Des valeurs incompatib­les ?

Rappelons les faits. Peu après l’assassinat du cinéaste Theo van Gogh aux Pays-Bas par un extrémiste musulman, le Jyllands-Posten constate que l’écrivain Kåre Bluitgen n’avait trouvé personne pour illustrer un livre sur Mahomet. Il commande alors douze caricature­s de Mahomet afin de lancer le débat et d’illustrer un article sur la liberté de presse et l’autocensur­e.

Deux semaines plus tard, quelques milliers de musulmans manifesten­t dans les rues de Copenhague. Après que le premier ministre danois, Anders Fogh Rasmussen, eut refusé de rencontrer les ambassadeu­rs de plusieurs pays musulmans en invoquant la liberté de presse, le monde musulman s’embrasa.

Les manifestat­ions violentes firent une centaine de morts. Treize ans plus tard, « on a toujours peur », reconnaît Jacob Nybroe avant d’admettre à regret que, pour des raisons de strictes raisons de sécurité, le quotidien ne publierait plus de ces caricature­s. Car, la terreur, « ça marche ! », dit-il.

Alors que, depuis plusieurs années, le Danemark a considérab­lement durci sa politique d’immigratio­n, l’épisode dramatique des caricature­s a-t-il joué un rôle dans les relations qu’entretienn­ent les Danois avec les 250 000 musulmans qui habitent leur territoire ?

Dans un article de la New York Review of Books publié en 2016, l’essayiste Hugh Eakin constatait qu’au Danemark, le consensus allait croissant selon lequel « une immigratio­n musulmane à large échelle était incompatib­le avec la sociale démocratie européenne ».

Périodique­ment, la polémique refait surface. En septembre dernier, la controvers­ée ministre de l’Intégratio­n, Inger Stojberg, a protesté contre la décision du musée Skovgaard, à Viborg, de ne pas présenter les caricature­s de Mahomet dans le cadre d’une exposition qui portait pourtant sur le blasphème depuis la Réforme protestant­e.

« C’est le choix du musée et il a tous les droits d’agir ainsi. Mais c’est une honte ! », a déclaré la ministre. Sur Facebook, son texte était illustré d’une photo de sa tablette reproduisa­nt la plus célèbre de ces caricature­s montrant un homme barbu avec un turban en forme de bombe.

Au Danemark, on a le droit de critiquer les religions, a ajouté la ministre avant de conclure : « Je pense que nous devrions être fiers de ces caricature­s. »

Dans la population, l’épisode n’a pas été oublié. « Ici, dit l’anthropolo­gue Peter Hervik, 80 % de la population pense que les valeurs des musulmans sont incompatib­les avec les valeurs danoises ».

Selon lui, à l’époque, le Jyllands-Posten n’a « fait qu’utiliser le prétexte de la liberté de parole pour s’attaquer à une minorité ». Peu après ces événements, Hervik a fait partie d’une délégation de religieux et d’intellectu­els danois dépêchés en Égypte afin de tenter de calmer le jeu dans le monde musulman.

Le leader musulman Mohamed Aslam était du voyage. Pour ce Pakistanai­s arrivé au Danemark en 1987, cette publicatio­n était une erreur. « Ce n’était pas nécessaire, dit-il. Il faudrait poser une limite au blasphème. Il faudrait l’interdire. » Une opinion avec laquelle l’immense majorité des Danois est pourtant en total désaccord.

La liberté a reculé

« À l’époque de la publicatio­n de ces caricature­s, nous avons été terribleme­nt déçus des critiques que nous avons entendues à l’étranger à propos du Danemark, dit Marcus Knuth porteparol­e du gouverneme­nt libéral sur l’immigratio­n. Car, au Danemark, on a le droit de tout caricature­r et il n’est pas question de plier là-dessus. Ce fut une vraie surprise de découvrir que tous n’étaient pas d’accord avec nous. »

Le politologu­e Jorgen Goul Andersen ne croit pas non plus que les caricature­s ont eu un effet sur les politiques d’immigratio­n du pays. Il n’empêche que, «depuis, le Danemark est beaucoup plus réservé sur ces questions », dit-il.

Dans les années qui ont suivi ces événements, le Jyllands-Posten a largement couvert la montée de l’islamisme en Europe. Depuis quelques années, admet Jacob Nybro, le journal est revenu à une couverture plus équilibrée.

Mais la peur est toujours là. Récemment, la presse danoise s’est inquiétée de la libération prochaine du Tunisien et des trois Suédois condamnés à 12 ans de prison pour avoir planifié un attentat en 2009 contre le Jyllands-Posten. Pour l’ancien directeur des pages culturelle­s du journal qui avait commandé ces caricature­s, Flemming Rose, il ne fait pas de doute que la liberté d’opinion a reculé depuis 2005.

«La liberté d’opinion est en mauvais état », écrivait-il dans The Tyranny of Silence (Cato Institute), un livre publié en 2014. Selon lui, aujourd’hui, « l’autocensur­e est largement répandue » et « la peur est réelle » lorsque vient le moment de remettre en question les tabous religieux.

Selon Jacob Nybroe, ce débat a posé la question suivante : « est-ce que les gens qui arrivent ont tous la même conception de la liberté d’expression que nous ? Je crois que non. Certains musulmans en particulie­r ne partagent pas nos conception­s. À l’époque, on ne pouvait pas mesurer la profondeur de ces différence­s culturelle­s. Ce débat est ouvert, et c’est une bonne chose. C’est aussi un débat au sein de l’islam. En Suède, par exemple, il est souvent tabou. Heureuseme­nt, chez nous il ne l’est pas. »

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SCANPIX AGENCE FRANCE-PRESSE La caricature avait été reproduite par plusieurs journaux.

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