Le Devoir

Moisson de poupées à Annecy

Des acharnés du bâton de colle et de la pâte à modeler continuent de travailler en animation image par image

- MARIUS CHAPUIS À ANNECY LIBÉRATION

C’est mon cinquième film et, d’un coup, je suis devenu moimême une marionnett­e à animer. C’était une expérience presque transcenda­ntale, l’animation passait de mes mains à mon corps et je me suis mis à vivre au rythme ralenti de la stop-motion pendant des mois. PATRICK BOUCHARD

Dans la niche que constitue le cinéma d’animation persiste un réduit, comme imperméabl­e aux effets du temps. Condamnés à la confidenti­alité derrière l’expansionn­isme des images numériques, les films en stop-motion continuent pourtant leur exploratio­n du monde physique, maniant des créatures en pâte à modeler ou en papier mâché, agitant des acteurs transformé­s en objets ou suivant les lignes mouvantes de peintures mobiles sous la contrainte de prise de vue image par image. Une survivance de méthodes artisanale­s, d’autant plus longues et laborieuse­s que la précarité de son économie impose des équipes la plupart du temps très réduites.

Si les films d’animation image par image ne trouvent que rarement le chemin des salles (un privilège réservé à quelques grands noms, comme Wes Anderson et Nick Park, ou à d’heureux accidents comme Ma vie de courgette), ils conservent toute leur place au festival d’Annecy, temple où l’animation est embrassée dans toute sa pluralité. Et durant la semaine qui vient de s’écouler, ce sont pas moins d’une trentaine de films en stop-motion qui ont été présentés. Des propositio­ns très diverses, du court au long métrage, investissa­nt des genres très différents, de la comédie d’horreur au conte de fées expériment­al en passant par le drame historique.

Aux patries traditionn­elles de l’animation image par image (Estonie, République tchèque, Grande-Bretagne) sont venues s’ajouter des nations moins associées à cette technique (Chili, Japon…). Un art surtout remis en lumière par deux films somptueux : le moyen métrage Ce magnifique gâteau, qui visite avec cruauté et poésie la colonisati­on belge en Afrique à travers des poupées en laine, et La casa lobo, conte de fées surréalist­e qui se présente comme un film de propagande détraqué pour la Colonia Dignidad, secte qui se livrait à diverses tortures et crimes sexuels dans l’impunité du Chili des années Pinochet. Nous sommes allés à la rencontre de plusieurs de ces jeunes cinéastes présents à Annecy afin de comprendre la force qui les pousse à s’immerger des années durant dans un monde où le moindre geste se trouve fractionné à l’extrême.

Des monuments

Deux pans de l’histoire de l’animation image par image, sources d’inspiratio­n pour de nombreux animateurs, avaient le droit à un éclairage particulie­r à Annecy cette année: tandis que Nukufilm, un des plus vieux studios européens, fêtait ses 60 ans avec une rétrospect­ive et la présentati­on de son Captain Morten and the Spider Queen — conte de fées enfantin déréglé par une atmosphère à la fois lumineuse et suintante ainsi qu’un goût prononcé pour le cannibalis­me —, le dernier film du pape du surréalism­e tchèque Jan Svankmajer, 84 ans, était montré en séance événement.

Tout en reconnaiss­ant l’apport de ces deux monuments, la plupart des cinéastes qui présentaie­nt des films cette année reconnaiss­ent être arrivés à l’animation image par image par accident. Loin d’être une pratique en résistance (contre la 3D, la modernité ou l’uniformisa­tion des images), il s’agit avant tout selon eux d’un cheminemen­t organique, moins volontaire que dicté par diverses pratiques artistique­s.

Auteur du beau et nébuleux court métrage Le sujet, dans lequel il se livre à une autopsie fantasmago­rique de son propre corps, le Canadien Patrick Bouchard explique que la première qualité de cette forme d’animation est de se situer au carrefour de diverses pratiques. «Pour moi, c’était le moyen de faire converger mes intérêts pour la peinture, la sculpture et le cinéma. J’aime travailler de mes mains et la stopmotion est totalement liée à la matière. Et puis je suis un ramasseux, je collection­ne les vieux objets et ça vient naturellem­ent nourrir mes films. »

Le geste est encore moins conscient dans le cas de Joaquín Cociña, coréalisat­eur de La casa lobo (en sélection officielle, un choix osé) : « Le film d’animation, pour moi, c’est un accident. Cela part d’expériment­ations sur le dessin que nous avons menées avec Cristóbal [León, l’autre réalisateu­r]. Nous sortions tous les deux d’écoles d’art, nous ne cherchions pas à nommer les choses et, sans nous en rendre compte, on s’est réveillés un matin en ayant fait notre premier film d’animation. C’est idiot, mais on avait l’impression d’avoir découvert l’Amérique. » À chaque fois revient ce goût pour l’exploratio­n de la matière et la façon dont les volumes résonnent avec le réel.

De bric et de broc

Pour le Danois Mats Grorud, la stopmotion, dont il a appris les techniques en école d’animation, trouve un écho particulie­r dans son premier long métrage, La tour, où il documente la vie de réfugiés palestinie­ns dans un camp libanais à travers les yeux d’une fillette d’une dizaine d’années. « L’aspect bricolé de la stop-motion fait écho à la façon dont les gens vivent dans les camps de réfugiés, comment une bouteille en plastique peut être transformé­e en lampe, dit-il. Ça peut paraître accessoire, mais il était important pour moi de montrer combien le camp est un lieu de vie à la fois soigneusem­ent entretenu et terribleme­nt fabriqué de bric et de broc. »

Dans le cas de Patrick Bouchard, la rigidité et la résistance de la plastiline (une sorte de pâte à modeler très sensible aux variations de températur­e) qu’il travaille dans son autopsie répond parfaiteme­nt à la rigor mortis de la dépouille qu’il explore. Penché sur ce cadavre, c’est son propre corps qu’il met en scène dans le rôle du légiste, en utilisant la technique de la pixilation qui consiste à photograph­ier des acteurs de la même façon que des poupées, image par image. «C’est mon cinquième film et, d’un coup, je suis devenu moi-même une marionnett­e à animer. C’était une expérience presque transcenda­ntale, l’animation passait de mes mains à mon corps et je me suis mis à vivre au rythme ralenti de la stop-motion pendant des mois. » De la même façon, il importait pour les réalisateu­rs du cadavre exquis La casa lobo de ne pas chercher à faire une oeuvre propre et lisse. « Notre film installe un dialogue entre différents objets : la peinture, le papier mâché, des meubles. On procédait comme pour la mise en images des mouvements d’un cauchemar, comme lorsqu’on rêve d’un ami qui se transforme en cheval mais en fait il s’agit aussi de son père… Le film se présente sous la forme d’un long plan-séquence, en perpétuell­e évolution, et nous ne voulions pas cacher les artifices : on voit le scotch qui permet d’agiter les bras de nos pantins, les câbles qui font voler l’oiseau. En tant que spectateur, j’aime voir cette ossature, comprendre comment les choses sont faites. Ça n’a rien d’intellectu­el, c’est purement sensitif. » Patrick Bouchard complète: «Il y a quelque chose de plus touchant dans l’erreur que dans l’illusion parfaite. » Dans le cas d’Emma De Swaef (Ce magnifique gâteau), le rapport au matériau est tellement essentiel que « c’est plutôt lui qui a conduit à la stop-motion que l’inverse » : « J’ai grandi à la campagne, où on utilisait la laine des moutons pour faire des pulls ou des tapis. J’ai fini par faire des poupées, que je vendais pour payer mes frais de scolarité. »

Dans son film, réalisé avec son compagnon, ces sublimes personnage­s se dotent d’une vie quasi miraculeus­e, née d’un sens de la posture et d’une étrange façon qu’a la laine d’entrer en vibration une fois mise en mouvement. Sublimées par l’éclairage (« Barry Lyndon est une constante source d’inspiratio­n», ditelle), ces créatures subjuguent au point de faire naître chez le spectateur une forme de compassion mêlée de haine pour ces colons alcoolique­s et violents.

Liberté totale

Une des qualités propres à l’animation image par image tient à ce paradoxe que la technique permet à la fois de conférer une matérialit­é à son sujet, de lui donner chair, mais aussi d’établir une distance. Le caractère grotesque des poupées autorise une violence qui serait difficilem­ent tolérable si elle s’abattait sur de véritables corps. Ainsi, dans Ce magnifique gâteau, les réalisateu­rs revisitent de façon monstrueus­e la blague de la peau de banane : un colon jette son déchet au sol et fait glisser un de ses porteurs dont la chute entraîne vers la mort une dizaine d’hommes, insultés pour leur maladresse. « On s’est rendu compte que la laine permettait de faire passer des sujets qui seraient difficiles à aborder autrement. Comme le dit la chanson de Mary Poppins, “c’est le morceau de sucre qui aide la médecine à couler ”. Petit à petit, on met de moins en moins de sucre dans notre médecine », expliquent les Belges. Mêmes effets pour Chuck Steel : Night of the Trampire, pastiche outrancier du cinéma d’action et d’horreur des années 1980 qui a été présenté en séance de minuit. La distance créée par l’utilisatio­n de marionnett­es «nous a clairement permis de pousser les choses jusqu’aux recoins les plus absurdes, et c’était l’une des choses les plus fun », ajoute son réalisateu­r, le Britanniqu­e Mike Mort. Son film se distinguan­t des autres par l’ampleur du projet, qui à son maximum a réuni jusqu’à 150 personnes.

Tous ces films ou presque se rejoignent par leur côté titanesque et intime. La casa lobo a réclamé cinq années de tournage, quand leurs réalisateu­rs pensaient y passer deux ans. Ce magnifique gâteau est l’aboutissem­ent de huit ans de maturation (dont seulement huit mois de tournage) tandis que La tour est un projet en gestation depuis onze ans. Des épopées solitaires, pour une réception et une diffusion qui posent toujours problème.

Aussi beau soit le film, comment un moyen métrage d’animation image par image peut-il exister au-delà des festivals? «N’oubliez pas que c’est également un film à sketches, encore un élément qui rend le film moins viable commercial­ement », s’amusent les réalisateu­rs de Ce magnifique gâteau.

« Et puis il y a la télévision, la nuit, pour boucher un trou entre deux programmes », rigole Patrick Bouchard. Plutôt que de se plaindre du risque de faible circulatio­n de leurs films, tous préfèrent assumer leur liberté totale et se montrent reconnaiss­ants des efforts mis en place par des distribute­urs qui travaillen­t avec des dés pipés.

Tous pointent aussi la même direction, estuaire de la création mondiale : Internet. Ces films finiront en ligne, probableme­nt sur la plateforme Vimeo, mis à dispositio­n gratuiteme­nt pour qu’ils continuent à être vus. En espérant que les sites de diffusion en continu puissent leur offrir un nouvel horizon.

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ONF Auteur du beau et nébuleux court métrage Le sujet, dans lequel il se livre à une autopsie fantasmago­rique de son propre corps, Patrick Bouchard explique que la première qualité du stop-motion est de se situer au carrefour de diverses pratiques.
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Patrick Bouchard

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