Le Devoir

Droite dure, paix compromise

- GUY TAILLEFER

Il n’était pas interdit d’imaginer une victoire des voix coalisées de la gauche et du centre à l’issue du premier tour de la présidenti­elle du 27 mai dernier en Colombie. C’est une victoire qui aurait forcément amélioré les perspectiv­es de paix laborieuse­ment dessinées par l’accord finalement conclu en 2016 avec les FARC, après 53 ans de guerre civile. En lieu et place, ces conjecture­s ont été balayées dimanche avec le succès au deuxième tour du candidat de la droite dure Ivan Duque ( 54 % des voix), fidèle soldat de l’ex-président Alvaro Uribe et opposant à l’accord de paix. Couronneme­nt peu surprenant, du reste, vu la tendance traditionn­elle des Colombiens à voter à droite. L’alternance, cela dit, sera peutêtre pour la prochaine fois, étant donné le score historique de 42 % obtenu par son rival Gustavo Petro en ce pays où la gauche, pour un certain nombre de raisons dont la moindre n’est pas la féroce répression de ses forces vives, n’a jamais vraiment réussi à percer. Dans l’immédiat, l’élection du jeune et inexpérime­nté Ivan Duque annonce des moments de dangereuse confusion pour l’accord de paix, d’autant que la droite emmenée par le mal nommé Centre démocratiq­ue (CD), le parti de M. Uribe, a remporté une solide majorité aux législativ­es de mars au Congrès. L’avenir dira de quoi sera faite cette régression. Beaucoup dans son entourage ont promis de « déchirer l’accord en mille morceaux ». En campagne, M. Duque aura, lui, fait le calcul électoral d’une relative modération, promettant d’y apporter des « correction­s » — en particulie­r au chapitre d’une amnistie qu’il juge trop généreuse à l’égard des chefs de la guérilla coupables de crimes graves. Les optimistes veulent croire que l’exercice du pouvoir incitera M. Duque à manoeuvrer avec prudence. Mais quelle sera, pour autant, sa marge de manoeuvre face à l’omnipotent Uribe, un homme qui n’a jamais défendu que l’option militaire face à la guérilla et dont l’opposition à l’accord de paix est viscérale ? Il se trouve que la violence a considérab­lement diminué depuis 2016. « La paix, c’est d’abord trois mille morts de moins en un an », rappelait l’année dernière le chercheur Ariel Avila, de la fondation Paz y Reconcilia­tion, cité par Le Monde. Entre 2012, alors que s’amorçaient les négociatio­ns de paix, et 2017, le nombre de personnes déplacées par la violence a baissé de 250 000 à 30 000. En parallèle, les Forces armées révolution­naires de Colombie (FARC) se sont constituée­s en parti politique et la réinsertio­n des guérillero­s démobilisé­s s’est poursuivie. Ce qui ne veut pas dire que la violence a disparu. Les FARC ayant déposé les armes, les territoire­s qu’elles ont abandonnés donnent lieu à des luttes pour le contrôle des terres entre de multiples groupes plus ou moins criminels et plus ou moins mafieux — paramilita­ires, dissidents des FARC, cartels de la drogue… Il serait impératif, dans ce contexte, que le processus de paix ne s’interrompe pas. Or, M. Duque n’a rien proposé pour réduire cette violence.

Car la régression que représente cette élection touche en grande partie à l’enjeu de l’accès à la terre. L’accord de paix prévoit une réforme agraire qui, loin d’être radicale, prévoit néanmoins l’octroi de droits de propriété à des millions de petits agriculteu­rs qui ont été déplacés par la guerre civile. Or, l’élection de M. Duque traduit le retour au pouvoir de la classe des grands propriétai­res terriens proche de M. Uribe, celle qui considère l’accord négocié par le président sortant, Juan Manuel Santos (lui aussi de droite, mais qui représenta­it les élites urbaines), comme une menace à leurs privilèges et à leur mainmise.

Il n’y a pas d’explicatio­n unidimensi­onnelle aux résultats de ce scrutin. Les grands médias privés favorables à M. Duque ont évidemment aidé sa cause — si bien que la performanc­e de Gustavo Petro, ancien maire de Bogotá, n’en est que plus impression­nante. Sa victoire témoigne au demeurant d’une montée des Églises évangéliqu­es en Colombie, comme d’ailleurs partout en Amérique latine. Ces Églises ont le vent en poupe : on le constate au Guatemala, au Costa Rica, au Brésil… C’est ainsi qu’en affirmant que l’accord de paix colombien ouvrait la porte à la reconnaiss­ance du mariage homosexuel, elles ont contribué à la victoire du non ( 50,2 %) au référendum d’octobre 2016 qu’avait convoqué le président Santos pour faire entériner l’entente.

La Colombie a mis des décennies à parvenir enfin à ce précaire accord de paix. Le travail de sape d’une droite aveugle risque de tout gâcher.

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