Le Devoir

Portrait de société

- FRANCINE PELLETIER

L’économie est florissant­e, le taux de criminalit­é est à la baisse, les enfants vivent moins pauvres et les femmes sont moins exploitées. Le monde dans lequel nous vivons est incontesta­blement moins sombre, violent ou méchant qu’il y a un siècle. Je parle bien sûr des pays occidentau­x, là où l’éducation est une obligation, les droits de la personne et l’aide sociale sont garantis et la technologi­e est partout.

Mais alors d’où vient toute cette détresse ? Celle des enfants d’école et des étudiants d’université dont Aurélie Lanctôt et moi parlions la semaine dernière, mais celle aussi partout ailleurs. Car qui n’est pas sujet à cette anxiété très de notre époque ? Le surmenage, la dépression et les crises d’angoisse sont omniprésen­ts. Le New

York Times révélait la semaine dernière que l’utilisatio­n de drogues et les rapports sexuels diminuaien­t chez les adolescent­s, mais que la dépression, elle, augmentait. En 2017, un tiers des ados américains aurait songé au suicide. D’où ça vient ? Pourquoi des «modèles de réussite» comme Anthony Bourdain et Kate Spade, au sommet de leur carrière, se suicident-ils ? Tout se passe comme si nous vivions un spleen de fin de siècle, la morosité associée à la fin d’une époque, époque qui débuta non pas avec l’an 2000, mais dans l’euphorie de l’après-guerre. Le monde que nous connaisson­s aujourd’hui est né précisémen­t dans ces années-là. L’essor économique des années 1950 crée non seulement une richesse jusque-là insoupçonn­ée, mais également la sacrée « classe moyenne », ainsi que le début de la révolution technologi­que.

Surtout, les années d’après-guerre mettent au monde « l’ordre libéral mondial » basé sur des règles et des institutio­ns communes. La Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme (1948) établit pour la première fois une conception partagée de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. La notion d’un « monde meilleur » entre en scène comme jamais auparavant. À partir de ce moment-là, nous faisons collective­ment un énorme pas en avant. Même si l’appât du gain, mieux connu sous l’appellatio­n « néolibéral­isme », viendra, dès 1980, gâter la sauce, l’idée que nous allons vers le mieux nous guide et nous réconforte. Il faut pouvoir sentir qu’on marche vers la lumière, qu’à titre individuel mais aussi collectif on est en mouvement vers quelque chose qui nous grandit. Comment ne pas angoisser sinon ? Sans nier le facteur personnel lié à la santé mentale (certains sont doués pour le bonheur, d’autres pas), les taux de suicide et de dépression ont également à voir avec l’air ambiant. Et l’air qu’on respire est vicié à maints égards. Littéralem­ent, d’abord. Le poids moral de savoir que nous détruisons tous les jours un peu plus la planète ne peut pas ne pas nous affecter. Nous avons beau détourner le regard de ce destin effrayant qui est le nôtre, cette réalité, j’en suis sûre, agit comme une chape de plomb.

Politiquem­ent, ensuite. S’il est normal de vouloir se dissocier des pitreries de Donald Trump, son ascension et ses connivence­s avec les grands autocrates de ce monde nous concernent tous, qu’on le veuille ou non. Car « un nouvel ordre mondial chaotique émerge actuelleme­nt, l’ère des hommes forts qui n’ont que faire des règles de droit ». Rien n’illustre mieux ce dévoiement scandaleux des règles humanitair­es, ce détourneme­nt de ce qui a été méticuleus­ement établi il y a 70 ans, que l’enfermemen­t d’enfants immigrants arrivés illégaleme­nt aux États-Unis, pratique que même la très détachée Melania Trump a trouvé moyen de dénoncer, du bout des lèvres. Le Canada et le Québec peuvent toujours se féliciter d’être à mille lieues de ses manières brusques et autoritair­es, un fait demeure : ce qui a propulsé Trump à l’avant-scène, la valeur suprême de l’argent, est beaucoup aussi ce qui a déterminé notre histoire à nous. Comme le rappelait François Brousseau dans ces pages, Trump n’a pas tout inventé. Depuis les années 1980, partout en Occident, le credo néolibéral — responsabl­e de la mondialisa­tion, de l’économie des marchés boursiers, de la pratique institutio­nnalisée de paradis fiscaux, et j’en passe — fait ses ravages. « It’s the economy, stupid » est notre slogan depuis longtemps.

Ne vous demandez plus pourquoi un homme dit de gauche comme Justin Trudeau a fini par choisir les pipelines plutôt que l’environnem­ent. Ni pourquoi nous sommes sur le point d’élire au Québec un homme qui se vante de pouvoir faire rouler l’économie, précisémen­t la recette qui a maintenu les libéraux au pouvoir pendant quinze ans. Que préférez-vous au gouverneme­nt, demande aujourd’hui François Legault, « un neurochiru­rgien ou un homme d’affaires ? »

Appelons ça la déprime d’une époque condamnée à faire du surplace. Triste, ça aussi.

Tout se passe comme si nous vivions un spleen de fin de siècle, la morosité associée à la fin d’une époque, époque qui débuta non pas avec l’an 2000, mais dans l’euphorie de l’après-guerre. Le monde que nous connaisson­s aujourd’hui est né précisémen­t dans ces années-là.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada