Arcand et la bonté du monde
Le cinéaste retrouve forme, verve et qui plus est espoir avec La chute de l’empire américain
Avec La chute de l’empire américain, présenté en première ce mardi à la Place des Arts, Denys Arcand renoue avec le thème de l’argent corrupteur de La maudite galette et Réjeanne Padovani et avec l’humanisme tragicomique de Joyeux calvaire. S’il est une habitude chère à la profession critique et aux cercles cinéphiles, c’est bien celle d’enterrer les cinéastes de leur vivant. Untel est fini. Unetelle n’a plus rien à dire. C’est, hélas, souvent le cas. Il arrive en revanche que ces jugements s’avèrent hâtifs : Paul Schrader et son sublime First Reformed en constituent un exemple récent. Long préambule pour en arriver à Denys Arcand, qui après L’âge des ténèbres et Le règne de la beauté, et malgré un Oscar pour Les invasions barbares avant cela, n’avait plus guère la cote auprès d’un milieu aussi passionné que cruel.
À l’affiche le 28 juin, La chute de l’empire américain ramène un Arcand revigoré, très en verve, et qui plus est empli d’un espoir inattendu dans le genre humain. On y suit Pierre-Paul, 35 ans (Alexandre Landry). Détenteur d’un doctorat en philosophie, il gagne sa vie comme coursier. Au hasard d’une livraison, il surprend un braquage qui tourne mal. Et voici qu’un magot atterrit à ses pieds.
Entre deux questionnements moraux et éthiques, le nouveau riche saura-t-il rester en vie ?
Donner le ton
On sent le plaisir qu’éprouve Arcand à tourner dès la scène d’ouverture, une pièce d’anthologie. On y rencontre Pierre-Paul et sa future ex (Florence Longpré) en pleine conversation sur le drame de l’intelligence : celle qui fait voir le monde tel qu’il est, celle qui « handicape ».
« Ça vient d’une phrase qui m’a été dite par Bernard Arnault, p.-d.g. de Moët & Chandon, de Louis Vuitton, 7e fortune du monde. Lors d’un dîner où je me trouvais par hasard et lui aussi, un convive s’est étonné de la faillite retentissante d’un type connu : “Mais c’est pourtant quelqu’un d’intelligent ?” Ce à quoi M. Arnault a répondu : “Vous savez, en affaires, je ne crois pas que l’intelligence soit un énorme avantage. Je crois même que c’est un handicap.” C’est tout ce qu’il a dit, et ça me hante depuis ce jour. Je pense à tous ces jeunes intelligents que je connais… Et je pense aux crétins qui nous gouvernent, et je me dis que oui, l’intelligence est un handicap. »
Durant les quatre minutes que dure le dialogue, on passe de l’humour pincesans-rire au drame pur, avec deux acteurs au top et un cinéaste inspiré qui s’offre au surplus un savoureux clin d’oeil à l’une des scènes cultes de Pulp Fiction.
« Ça donne le ton tout en tenant de la proposition intransigeante : si vous passez à travers cette scène-là, ce film est pour vous », résume le cinéaste.
Un alter ego
Dans ce protagoniste à la lucidité douloureuse, à l’idéalisme buté et au romantisme irrépressible, on devine le jeune homme que fut Denys Arcand. Ou qu’il aurait voulu être ?
« Y’a certainement de ça, oui. Par contre, ce qui me distingue de PierrePaul, et ce qui m’a toujours distingué de mes contemporains, c’est que très rapidement, à 21 ans, j’étais un cinéaste professionnel. Et donc je travaillais tout le temps ; ma vie était encadrée, de contrat en prochain film. Je n’ai pas eu de jeunesse. À l’inverse, Pierre-Paul est un être un peu flottant; il n’a rien trouvé, malgré ses diplômes. Il est livreur parce qu’être chargé de cours, et je l’ai été, c’est une job de famine. »
Lorsqu’on évoque la dimension romanesque de Pierre-Paul, le cinéaste sourit, confiant avoir été inspiré par une mosaïque de personnages masculins qui s’est formée dans son esprit à force de lectures de jeunes romanciers québécois.
En dotant son héros d’un doctorat en philosophie, Denys Arcand s’est en outre donné le beau jeu pour truffer ses échanges de citations de grands penseurs.
Vibrant d’humanité
Alors que les ramifications quant aux origines du butin se précisent et que planent les menaces criminelle et policière, Pierre-Paul provoque deux rencontres.
La première est avec une prostituée de luxe (Maripier Morin) dont la froide lucidité cache une vraie sollicitude. Là encore, on voit poindre le cinéaste derrière le personnage, impression que confirme le principal intéressé. La seconde est avec un ancien comptable du crime organisé (Rémy Girard) tout juste sorti de prison. Une alliance improbable se crée.
En parallèle, Pierre-Paul maintient une amitié avec un sans-abri (Vincent Leclerc) habitué du refuge où il fait du bénévolat. L’enjeu de l’itinérance est en l’occurrence majeur, Arcand revisitant son méconnu Joyeux calvaire.
« C’est l’un de mes films favoris ; l’un de mes plus précieux », estime-t-il. L’un de ses plus vibrants d’humanité aussi, à l’instar de La chute de l’empire américain.
Car ici, non seulement les bons gagnent, mais la bonté gagne. Venant d’un cinéaste qu’on s’est plu à taxer de cynique — tant chez la critique que dans les cercles cinéphiles, bis —, c’est aussi surprenant qu’émouvant.
Non, Denys Arcand n’est pas fini. Et il n’a pas fini de surprendre.