Le Devoir

Barrette accusé de nourrir les préjugés

Le ministre dit que, d’ici six mois, au moins un accompagna­teur d’enfant en avion-ambulance sera expulsé pour cause d’intoxicati­on

- LISA-MARIE GERVAIS

Ce genre de mentalité et de commentair­es est inexcusabl­e

[...] On a des défis, mais ses commentair­es n’aident en rien la situation et renforcent les stéréotype­s. TUNU NAPARTUK

Des membres de la communauté autochtone accusent le ministre la Santé Gaétan Barrette d’encourager les préjugés à leur endroit en insinuant que des parents du Nunavik risquent encore d’être expulsés de l’avion-ambulance en raison d’une consommati­on de drogue ou d’alcool.

« Je peux vous garantir qu’il y aura au moins un cas dans les six prochains mois où quelqu’un ne sera pas admis dans l’avion. Pourquoi ? Parce que quiconque est agité, drogué ou sous l’influence de quoi que ce soit ne sera pas autorisé à monter à bord, sous aucun prétexte, ça n’arrivera pas. Et ça arrive tout le temps », a affirmé le ministre dans un enregistre­ment audio obtenu par Le Devoir et CBC.

Lors d’un bain de foule dans une mosquée de sa circonscri­ption de Brossard il y a deux semaines, M. Barrette répondait ainsi à un citoyen anglophone qui l’avait interpellé sur le sujet et qui se demandait pourquoi des enfants du Nunavik étaient encore évacués par avion sans accompagna­teur. Dans cet entretien de cinq minutes où il ne savait pas qu’il était enregistré, il a déclaré que les appareils Challenger étaient maintenant « opérationn­els », c’est-à-dire qu’ils avaient été modifiés pour permettre à un accompagna­teur de monter à bord, et qu’il ne restait plus qu’à donner une formation au personnel.

Le maire de Kuujjuaq, qui a pris connaissan­ce de ses déclaratio­ns, s’est dit profondéme­nt « choqué » et «déçu» qu’un ministre de la Santé puisse tenir de tels propos, même en privé. «Ce genre de mentalité et de

commentair­es est inexcusabl­e, surtout pour une personne qui tente de régler un dossier ici. Ça montre qu’il ne nous connaît pas », a dit au Devoir Tunu Napartuk. « On a des défis, mais ses commentair­es n’aident en rien la situation et renforcent les stéréotype­s. »

Barrette se défend

Dans un courriel envoyé par son attachée de presse, le ministre Barrette n’a pas nié qu’il a eu cette conversati­on avec un citoyen, conversati­on qui visait à bien lui expliquer les enjeux entourant les évacuation­s aéromédica­les. Mais il s’est défendu d’avoir fait directemen­t référence à une communauté autochtone.

« Il a été effectivem­ent mentionné qu’un parent ou un proche agité ou sous l’influence d’une substance toxique pourrait se voir refuser l’accompagne­ment d’un enfant à l’intérieur de l’avionhôpit­al. Il s’agissait de l’énumératio­n d’une règle de sécurité de la politique d’accompagne­ment, qui s’adresse à tout parent ou proche, peu importe son origine », pouvait-on lire. Selon lui, les «motifs» qu’on tente de lui imputer sont «infondés», et il déplore cette « interpréta­tion » de ses propos.

Mais de l’avis du maire de Kuujjuaq, il ne faisait pas de doute que le ministre visait sa communauté.

« Le sujet du Challenger et de l’évacuation médicale, ça fait un peu plus d’un an qu’on travaille sur ça, et c’est un dossier qui nous concerne. Son commentair­e est envers les Inuits, et je trouve ça inacceptab­le, a-t-il dit. Il ne reflète pas la réalité de notre communauté. Il ne nous a pas visités assez souvent. »

Selon Cindy Blackstock, professeur à McGill et directrice de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la partie « problémati­que » est celle où le ministre dit que ça arrive tout le temps (« It happens all the time »). « Je suis déçue de la surgénéral­isation de sa déclaratio­n, qu’il étend à tous les membres de la communauté », dit-elle.

Dans sa conversati­on avec le citoyen, le ministre se vante d’être le premier à s’occuper du problème, problème qui n’avait jamais été soulevé auparavant, dit-il.

C’est faux, insiste Mme Blackstock, rappelant que Philippe Couillard, alors qu’il était ministre de la Santé en 2005, avait été directemen­t interpellé sur cet enjeu par la Commission des droits de la personne. Il lui avait répondu que la directive de ne pas accepter d’accompagna­teur s’appuyait «sur des motifs de sécurité, d’intimité, d’éthique et de confidenti­alité pour les malades ».

« Ce n’est vraiment pas quelque chose de nouveau. Heureuseme­nt que les citoyens, les médecins et les leaders de la communauté ramènent constammen­t le sujet. »

Propos « racistes »

Indignée, Ellen Gabriel, leader de la communauté mohawk, n’a pas mâché ses mots, qualifiant de « racistes » les propos de M. Barrette.

«C’est du racisme et du colonialis­me à son meilleur, a-t-elle lancé. Et [jeudi] c’est la Journée nationale des peuples autochtone­s. Ça montre ses vraies couleurs et son niveau d’ignorance du sujet. »

Selon elle, le ministre a tenté de trouver des raisons pour expliquer pourquoi le problème n’avait pas encore été réglé. «Ça ressemble à de la propagande pour justifier le fait que les parents n’étaient pas admis à bord de l’avion, dit-elle. Ça vient probableme­nt de EVAQ [Évacuation­s aéromédica­les du Québec]. Quand tu reconnais que le consenteme­nt du parent est important pour un enfant, tu t’arranges pour qu’il puisse l’accompagne­r. Et si quelqu’un ne peut pas monter parce qu’il se comporte mal ou est intoxiqué, il suffit de trouver quelqu’un d’autre. » « Les préjugés racistes existent à tous les niveaux du secteur de la santé, ni moi ni les équipes EVAQ n’y faisons exception, et ont des conséquenc­es néfastes pour les communauté­s autochtone­s », a dit pour sa part Samir Shaheen-Hussain, pédiatre urgentiste et professeur à la Faculté de médecine de l’Université McGill.

« Il est déplorable de constater qu’au lieu de lutter contre ces préjugés par le biais d’initiative­s antiracist­es, le ministre de la Santé les perpétue par ses propos scandaleux. »

Devant la commission Viens en mars dernier, l’urgentolog­ue avait déploré que le ministre Barrette ait encore une fois insisté, dans une conférence de presse annonçant des aménagemen­ts aux deux avions-hôpitaux, qu’il y aurait des interdicti­ons de monter à bord pour les accompagna­teurs intoxiqués.

« Dans l’imaginaire collectif, ça risque vraiment de soulever l’image du drunk Indian qui est hors contrôle et qui ne peut pas être calme pour un transport aéromédica­l. »

Dans un courriel envoyé par son attachée de presse, le ministre Barrette n’a pas nié qu’il a eu cette conversati­on avec un citoyen, conversati­on qui visait à bien lui expliquer les enjeux entourant les évacuation­s aéromédica­les

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