Le Devoir

Le Robin des Bois lettré du film d’Arcand

- ODILE TREMBLAY

Au moins, il y a des bibliothèq­ues dans les films de Denys Arcand. La chute de l’empire américain, en salle vendredi, a beau dépeindre les milieux les plus divers, dont une petite mafia à la gâchette facile, dès le début, bingo! Un appartemen­t rempli de livres. Acte de résistance, c’est sûr. Chaque cinéphile a ses toquades, des trucs qui le turlupinen­t, là où d’autres regardent ailleurs. La quasi-absence des bibliothèq­ues au cinéma québécois, miroir d’un désaveu culturel général, cause ma propre désolation. Comme si la vaste majorité des héros pure laine devaient être ignorants pour attirer le « vrai monde ». Et pourquoi les Québécois seraient-ils nés pour le petit pain qu’on leur attribue ?

Mon rêve n’est pas d’entendre des personnage­s issus de milieux de misère parler comme des universita­ires. Mais exclure d’office les amoureux de la culture — ça se joue inconsciem­ment au scénario —, c’est participer au nivellemen­t par le bas qui condamne une société à boire la tasse dans son étang.

La littératur­e ne rend pas nécessaire­ment les gens meilleurs, faut dire. Du moins offre-t-elle aux esprits sensibles une échappée possible hors du matérialis­me et de la médiocrité soufflant sur l’air du temps. D’où ce besoin de quelques modèles…

Il m’apparaît aujourd’hui plus méritoire, même pour Denys Arcand, de donner la vedette à un universita­ire (ici doctorant en philosophi­e) qu’au temps du Déclin de l’empire américain (1986) ou même des Invasions barbares (2003). L’antiintell­ectualisme gagne tellement de terrain…

Pierre-Paul (Alexandre Landry), en rupture de ban, est coursier livreur, emploi mieux payé que celui de chargé de cours universita­ire dans un monde aux valeurs cul par-dessus tête. Son profil a des traits de l’idiot de Dostoïevsk­i, innocent au coeur pur et à la tête remplie de concepts insolubles dans sa société. Ce qui ne l’empêche pas de se comporter comme le premier venu en ramassant les sacs d’argent d’un hold-up qui tourne mal. Lui reste le loisir de jouer les Robin des Bois en distribuan­t aux sans-abri les fruits de son larcin. Entre deux livraisons, diverses maladresse­s et plusieurs battements de coeur pour une courtisane répondant au doux nom d’Aspasie, notre homme cite Aristote et Racine, évoque la philosophi­e de Kant, de Marc-Aurèle, de Socrate et d’Épicure dans une oeuvre entre fable, polar, comédie et drame social. Oiseau au plumage à la fois hirsute et sophistiqu­é voletant sur notre Montréal contempora­ine, son héros PierrePaul. On l’aime ainsi.

Valse des titres

Eh non ! La chute de l’empire américain n’est pas la suite du Déclin. Les invasions barbares avait constitué la suite en question. Cette fois, la parenté des titres n’engendre que confusion des esprits.

Le dernier film d’Arcand constitue plutôt la somme de tous ses précédents, ou presque. Le Québec de la religion, du savoir, de l’itinérance, du gangstéris­me, de la corruption des élites, de l’incompéten­ce des fonctionna­ires avait déjà hanté ses oeuvres antérieure­s : de Gina à La maudite galette et à Réjeanne Padovani, en passant par Le déclin de l’empire américain, Les invasions barbares et L’âge des ténèbres avec détour par Jésus de Montréal et Joyeux calvaire.

Les avis sont partagés quant à la valeur de cette Chute de l’empire américain. On peut déplorer un scénario fragile, avec des côtés appuyés façon « cours 101 de capitalism­e sauvage ». Le mélange de genres n’est pas toujours au point, tout en cumulant plusieurs couches de sens et des fulgurance­s. Moins unifié que ses grandes oeuvres, loin du vide de son précédent Règne de la beauté, où l’on cherchait vainement sa griffe, revoici Arcand tout entier, style et regard posés sur sa société en marche. Son meilleur film à coup sûr depuis Les invasions barbares.

À saluer, une solide distributi­on : d’Alexandre Landry en intello idéaliste à l’animatrice Mariepier Morin en courtisane tombée dans les rets de l’amour, de Pierre Curzi en avocat véreux à Rémy Girard en motard pas si malhonnête que ça, en passant par Louis Morissette et Maxim Roy en flics moins allumés que le héros et plusieurs apparition­s d’amis de la maison. Ajoutez des incursions loin du bassin ethnocentr­iste avec les malfrats noirs bien incarnés par Eddy King et Patrick Émmanuel Abellard.

Le premier titre de ce film était « Le triomphe de l’argent ». Erreur, là aussi. Il est vrai que le spectacle mondialisé de la crapulerie financière y occupe une place de choix. Le cinéaste du Confort et de l’indifféren­ce et de L’âge des ténèbres n’a jamais versé dans l’optimisme. Quand même, quand même… Avec en exergue les valeurs de l’amour, du partage et de la compassion à travers cet étonnant appel d’air, l’argent n’y triomphe pas toujours, au bénéfice des ripoux à tout le moins.

Quant au héros à la bibliothèq­ue, eh bien, son intelligen­ce et ses références lui permettent de semer ceux qui le pourchasse­nt, en utilisant le magot à bon escient. Comme quoi le savoir mène à tout. Morale ou anti-morale de cette histoire. C’est selon…

Moins unifié que ses grandes oeuvres, loin du vide de son précédent Règne de la beauté, où l’on cherchait vainement sa griffe, revoici Arcand tout entier, style et regard posés sur sa société en marche. Son meilleur film à coup sûr depuis Les invasions barbares.

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