L’été sera trop long pour les élèves de l’école L’Agora
Philo, arts et coachs à l’école L’Agora
Toute la semaine, durant la période des examens, ils ont eu droit au petit-déjeuner du « bistrot » de l’école où une maman et des élèves bénévoles servent aussi un vrai repas réconfortant le midi. On y distribue gratuitement yogourts, fruits, bagels, muffins, céréales, ambiance familiale fleurant bon l’affection. Les professeurs sont de la partie, question de motiver les troupes avant de s’attaquer, de mémoire, aux chloroplastes, aux vacuoles et à l’appareil de Golgi. Même dans une école alternative, on n’échappe pas au «par coeur » du programme ministériel.
« C’est fou comme un bagel peut les aider à se lever le matin », me glisse MarcAndré Petit, le jovial directeur de l’école L’Agora, à Greenfield Park, une des quatre écoles secondaires alternatives publiques au Québec. Et il arrive que des surveillants aillent cueillir des élèves chez eux, à la porte, pour leur donner la petite poussée nécessaire qui distingue l’échec d’une maigre victoire.
C’est cela aussi, une école à échelle humaine. Le directeur les apostrophe par leur prénom dans les corridors, blague avec eux, connaît les quatre élèves qui ont déjà leur permis de conduire, leur prodigue conseils et rappels: «Frédérique, j’aimerais mieux que tu portes autre chose demain. » Pas de drame, pas de conférence de presse sur le code vestimentaire, juste un mémo amical.
Ils ne sont que 350 élèves dans cette petite école entourée de verdure et de maisons coquettes très classe moyenne de la Rive-Sud. J’y suis passée deux fois et ressortie avec l’impression de quitter une grosse famille plutôt qu’une polyvalente anonyme. Ici, chaque professeur, chaque membre du personnel et même les parents, qui doivent donner six heures de leur temps durant l’année, sont impliqués dans le projet éducatif axé sur les arts, soit cinéma, arts plastiques, théâtre et musique.
Les élèves rencontrent aussi leur
coach tous les jours, par groupes, durant 15 minutes, histoire de régler les petits problèmes avant qu’ils n’en deviennent de gros. L’Agora se distingue aussi par l’ajout de la philosophie depuis deux ans. L’agora philosophique date des Grecs, comme chacun sait. Le programme de PhiloJeunes fait partie de l’apprentissage par projets, 75 % de l’enseignement ici, plutôt que par cours magistraux. Si l’élève n’est pas autonome en arrivant, il le devient rapidement.
Répondre aux questions par des questions
Si l’on se fie au Bulletin des écoles secondaires de l’Institut Fraser et aux chiffres que fournit régulièrement le psychologue spécialisé en réussite scolaire Égide Royer, L’Agora incarne l’école publique typique. Elle est une victime collatérale des inégalités structurelles, même s’il y a une liste d’attente depuis quelques années et que les candidats sont soumis à une pige. Un élève sur cinq est en échec, un sur trois éprouve des difficultés, un sur deux est suivi par un plan d’intervention. C’est notre école publique, celle qui recolle les pots cassés.
Mais ce que les chiffres n’indiquent pas, c’est tout ce capital humain derrière, ces profs investis qui tentent de raccrocher des ados qui ont la tête ailleurs, de les intéresser, de susciter les passions, les discussions, de provoquer l’étincelle malgré le manque de fric, de ressources. C’est le Dictionnaire des pensées politiquement tordues sur le bureau d’Isabelle Proulx, la prof de cinéma responsable du programme de philo : « Les profs ne manquent pas seulement d’argent, ils manquent de temps », me dit celle qui sème les points d’interrogation dans des cerveaux en développement. « On se pose des questions comme “Qu’est-ce qu’un artiste ?”, ou “Estce que la liberté de religion, c’est une bonne chose ?”. Ils repartent avec plus de questions que de réponses. »
Mais en fin de compte, leurs assemblées de jeunes philosophes leur auront permis de toucher à des valeurs nobles comme la démocratie, la coopération, la responsabilisation, le respect.
Le Devoir titrait cette semaine : « Les Québécois craignent l’immigration plus que la pollution ». Les questions philosophiques dès l’âge de 12 ans permettent peut-être d’éviter ce genre de dérive idéologique.
Rassurer des anxieux
Janelle, en 1re secondaire, me souligne que les discussions philosophiques leur permettent d’exprimer leur opinion sans se sentir jugés.
Si presque tous les élèves m’ont mentionné le mot « famille » en se référant à L’Agora, il n’y en a qu’une, Léa, 13 ans, terminant sa 1re secondaire, qui vient me voir pour me poser des questions au café étudiant, alors que la majorité profite du beau temps dehors.
À la fois frêle et déterminée, l’ado fera un camp de jour en journalisme à l’Université McGill cet été. Elle veut être reporter à l’international et s’intéresse au conflit israélo-palestinien: «J’ai choisi la concentration cinéma pour me rapprocher des caméras. » Une future Marie-Ève Bédard qui regarde déjà Le téléjournal chaque soir et contient mal sa curiosité conjuguée à son goût pour l’horizon.
Lorsque je lui mentionne que, pour ma part, Greenfield Park est une aventure satisfaisante et que je laisse l’Irak à Fabrice de Pierrebourg, elle semble incrédule.
Pour une Léa, on en compte des dizaines d’autres qui sont parfois anxieux, se sont même inscrits sous les conseils d’un médecin, étaient au PEI (Programme d’éducation internationale), n’arrivaient plus à répondre aux exigences : «La clientèle est plus anxieuse, souligne M. Petit. Nous sommes dans une société de performance et tout le monde a un rôle à jouer là-dedans, pas seulement l’école. Mais ici, notre structure est rassurante, l’esprit est familial. Ce n’est pas un hôpital de jour, on s’entend, mais l’élève n’est pas seul. Nous sommes présents et tout le monde est au courant des problèmes, s’il y en a. On les connaît. »
C’est cette ambiance particulière qui fera qu’André Arsenault, le prof de musique, retardera probablement sa retraite de deux ans après 22 ans dans « l’alternatif ». « Les jeunes me retiennent, les projets, c’est ressourçant. »
Hier, ils se sont dit adieu, pour l’été ou pour la vie, peu importe. Mais une famille, on ne l’oublie jamais vraiment, même quand on est prêt à déployer ses ailes. La fondation de l’agora restera toujours derrière.
Ce sont les questions qui font le philosophe
PAUL VALÉRY
J’ouvrirai une école de vie intérieure, et j’écrirai sur la porte : école d’art
MAX JACOBY