Le Devoir

La face cachée de la gratuité

Les beaux dimanches décrétés par Québec suscitent de l’inquiétude dans le milieu

- CATHERINE LALONDE

Offrir l’accès gratuit pour les Québécois aux musées un dimanche par mois. C’est une des idées phares de la ministre Marie Montpetit et de la nouvelle politique culturelle. Alors que la Société des musées du Québec (SMQ) diffusait jeudi son bilan du premier dimanche gratuit*, des critiques fusent du milieu. « Cette mesure est un lapin qui sort d’un chapeau à la veille des élections, improvisée à des fins électorale­s », illustre en requérant l’anonymat une personne importante du réseau muséal. « C’est une idée citoyenne absolument louable dans l’intention, mais on doit s’interroger sur son applicatio­n, ses résultats à long terme et ses impacts. »

Le 3 juin dernier, 65 musées étaient ouverts gratuiteme­nt, selon le cabinet de la ministre; 16 autres, saisonnier­s, s’ajouteront en juillet. La SMQ a comptabili­sé, pour 45 musées membres ouverts, 8 722 visiteurs. Plusieurs membres de la SMQ anticipent des pertes financière­s supérieure­s à ce qui est prévu par le ministère de la Culture (MCC), même s’il s’est engagé à rembourser toutes les gratuités, indique le directeur de la SMQ, Stéphane Chagnon. « Il faut considérer les coûts anticipés en ressources humaines pour le personnel supplément­aire requis à l’animation, l’accueil, l’entretien et la sécurité. Et des pertes financière­s anticipées. Nos membres prévoient un déplacemen­t de la fréquentat­ion vers le dimanche.» Une donnée plus ou moins confirmée par un musée, qui a vu la popularité de son samedi précédent et de la semaine suivante fondre. Une autre préoccupat­ion de la SMQ est la baisse potentiell­e des revenus d’abonnement. « Qui aura intérêt à demeurer membre d’un musée, quand un des grands attraits, c’est l’accès gratuit en tout temps ? demande M. Chagnon. Est-ce que le MCC dédommager­a ? Pour l’instant, on ne sait pas. On est en discussion ouverte. »

Le bilan de la SMQ a comptabili­sé 117 960$ en droits d’entrée pour le 3 juin. Pour 2018-2019, le budget Leitão a prévu 600 000 $ pour lancer la mesure. « Si ce montant doit couvrir les 95 musées listés dans le budget, il nous semble qu’il sera insuffisan­t », estime

On demande au ministère une souplesse dans l’applicatio­n de cette mesure citoyenne STÉPHANE CHAGNON

M. Chagnon, si on le multiplie par les dix mois qui restent d’ici le 31 mars 2019. Le budget prévoit ensuite 1,1 million par année jusqu’en 2023.

La dizaine d’institutio­ns du réseau muséal du Saguenay-Lac-Saint-Jean touchées par la mesure ont décidé de ne pas suivre la demande de la ministre cette année alors qu’elle n’est pas encore obligatoir­e. «Ça arrive une fois que nos budgets sont planifiés, quand on entame nos saisons touristiqu­es », précise Diane Hudon, présidente. « Il y a un effet de dernière minute dérangeant. » Pour ces musées, 80% de l’année financière se joue pendant la saison estivale, et la part de visiteurs venant de l’internatio­nal est importante. Celle qui est aussi directrice de la Vieille Fromagerie Perron de Saint-Prime s’interroge : « On gère ça comment, à la billetteri­e ? On dit “Toi, tu ne paies pas et toi, à côté, tu paies ?” Comment on fait ça sans créer d’insatisfac­tion?» La Vieille Fromagerie a par ailleurs une capacité d’accueil limitée, avec ses 8000 à 10 000 visiteurs par année. « On ne peut pas aller au-delà de notre capacité d’accueil, qui est limitée. Si on se ramasse avec une surpopulat­ion, il va y avoir de l’insatisfac­tion. »

Que dit la gratuité ?

La mesure, Mme Montpetit l’a dit déjà, est inspirée des musées parisiens. « Le modèle français de financemen­t est différent », rappelle Stéphane Chagnon. « Les musées y sont soutenus à 100 % par l’État », alors qu’ici, ce n’est jamais à plus de 50 % pour les opérations et l’accompliss­ement de la mission. « Il y a un “mur-à-mur” imposé qui fait sourciller », explique la source confidenti­elle. Le 30 mai, la SMQ dénonçait aussi l’absence de consultati­on sur le sujet. Son directeur précise que l’applicatio­n à l’aveugle se fait sans considérer les multiples visages des musées du Québec, de leurs modèles d’affaires et de leurs clientèles. « On demande au ministère une souplesse dans l’applicatio­n de cette mesure citoyenne. »

Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, le réseau y est aussi allé de ses propositio­ns, dont celle « de ne pas toucher à la saison touristiqu­e. Juin, juillet, août, début sep- tembre, on fait 85 % de nos revenus », rappelle Mme Hudon. Une autre variation venue d’ailleurs serait d’offrir la gratuité aux exposition­s permanente­s, mais pas aux exposition­s vedettes temporaire­s, « de donner ainsi le goût des musées sans miner les revenus ».

«Je suis de ceux qui sont très perplexes face aux mesures de gratuité dans leur ensemble pour la culture », réfléchit une des pierres d’angle du milieu. « Quand on dit gratuit, on dit que la valeur est de zéro. Oui, il y a des publics défavorisé­s qui ont besoin d’accès privilégié­s. Mais les musées les rejoignent déjà par le biais de leurs fondations. » La Journée des musées et les Journées de la culture étaient déjà des offres gratuites qui ne bousculent pas l’écosystème. «Je pense que c’est envoyer le signal que la culture n’a pas de valeur dans notre société. Et la mesure est incohérent­e face aux lourds incitatifs du MCC ces dernières années à voir les musées augmenter leurs revenus autonomes. Une fois qu’on a un élan — parce que c’est long, convaincre les gens de s’abonner à un musée… —, ils viennent nous couper les ailes. »

Aux questions du Devoir sur la consultati­on, le budget et les inquiétude­s du milieu, l’attaché de presse de Marie Montpetit, Mathieu Larouche, a répondu par des principes généraux sur l’importance de la démocratis­ation de la culture, soulignant par ailleurs que « nous travaillon­s étroitemen­t avec les musées du Québec. Il y a plusieurs discussion­s […] pour faire le point ».

La dizaine d’institutio­ns du réseau muséal du SaguenayLa­c-SaintJean touchées par la mesure ont décidé de ne pas suivre la demande de la ministre cette année alors qu’elle n’est pas encore obligatoir­e

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR L’accès aux musées, les grands comme les petits, est gratuit un dimanche par mois. Si rendre la culture accessible à tous est une noble intention, certains intervenan­ts du milieu s’inquiètent des difficulté­s financière­s que cela pourrait entraîner pour...

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