La culture du pot
Ce serait donc un « moment historique » ! C’est un ancien collègue journaliste peu connu pour son humour et ses emportements, le sénateur André Pratte, qui l’affirme. En adoptant cette semaine le projet de loi qui légalisera la marijuana, Ottawa viendrait donc de faire franchir un pas de géant à l’humanité. Pour peu, on se lèverait pour entonner l’Ô Canada. Si Pierre Trudeau a refondé le pays en 1982 en imposant une nouvelle constitution par ce qui ressemble en tout point à un coup de force, son fils vient donc lui aussi d’entrer dans l’« histoire » en faisant souffler sur le pays de voluptueux effluves de marijuana. On se demanderait presque si, emporté par l’enthousiasme, notre sénateur n’a pas légèrement devancé la loi pour en fumer du bon. Mais soyons cléments. On a l’histoire qu’on peut.
Vue d’Europe et de France, cette chicane provinciale pour avoir le droit d’arroser quatre plants de pot dans sa cour ou sur son balcon paraît pour le moins byzantine. Il suffit que le sujet surgisse dans une conversation pour que les Français, pourtant si prompts à s’écharper sur tout et n’importe quoi, ne sachent plus quoi dire. À l’exception de quelques soixante-huitards un peu attardés et du journal Libération, lui-même profondément marqué par la culture de cette époque, le sujet passionne les Français autant que la culture des topinambours.
L’an dernier, peu avant l’élection présidentielle, une pétition avait bien essayé d’intéresser la classe politique à la légalisation du cannabis. Le député socialiste Patrick Menucci et la psychiatre Béatrice Stambul, accompagnés de 150 personnalités marseillaises, avaient évoqué la possibilité de mettre ainsi fin aux sanglantes guerres de gangs qui déchirent la cité phocéenne. Seul Benoît Hamon avait dressé l’oreille. Mal lui en prit. L’ancien candidat socialiste, surtout populaire chez les étudiants, a depuis été relégué aux marges de la vie politique française.
Pourtant, on a parfaitement raison de s’interroger sur la culture du pot. Je veux parler de cette culture qui se pratique avec des mots et non à coups de bêche. Quand je pense au pot, je ne peux m’empêcher de revoir l’air abruti des étudiants de mon cégep à qui j’essayais tant bien que mal de fourguer mon journal étudiant et qui me répondaient par un désespérant « cool man ». Pour les militants politiques que nous étions alors, le monde était séparé en deux classes bien distinctes : les citoyens et les « fumeux de pot », dont nous savions d’expérience qu’il n’y avait rien à attendre. Nous ne pouvions imaginer alors que les seconds l’emporteraient un jour.
Toute la presse européenne a reproduit l’unifolié canadien sur lequel la feuille de cannabis a remplacé la feuille d’érable. Parions qu’avec le pétrole de l’Alberta, cette image va rester collée au Canada de Justin Trudeau.
Déchirés sur l’Europe, l’environnement, la montée des populismes et l’immigration, les Français n’osent généralement pas le dire ouvertement, mais on sent bien que les plus avertis se demandent quel vide politique abyssal a bien pu amener les Canadiens à se passionner pour un sujet aussi futile. Souvent ignorants du b.a.-ba de la politique canadienne, ils ne comprennent pas à quel point cette légalisation n’est pas seulement le symbole de la coolitude canadienne, mais celui d’une société où l’individualisme triomphe à un niveau difficilement imaginable ailleurs. Car qu’est-ce que le cannabis sinon cette drogue terriblement contemporaine « qui fait enfler le moi, qui le rend hyperbolique », comme l’écrivait Baudelaire ? Au-delà des arguties nébuleuses, le vrai débat est peut-être là. Que pressent-on dans cette impérieuse nécessité de légaliser le cannabis sinon l’urgence absolue de pousser toujours un peu plus loin cette obsession contemporaine des droits individuels dont il faut bien reconnaître qu’elle a trouvé sa terre d’élection dans le vide existentiel de notre grand pays « postnational » ?
Dans le même texte, Baudelaire comparait le cannabis au vin. Voilà en effet un véritable objet de culture ! Car avec le vin viennent des milliers de mots, d’odeurs, de saveurs, de couleurs, de traditions, de savoir-faire, de rites collectifs et de sensations les plus diverses. Bref, toute une littérature. Avec le pot ne vient que la sécheresse de l’individu prisonnier de ses rêves. « Le haschisch est une arme pour le suicide », écrit le poète, qui y voit une drogue de « paresseux » qui annihile toute volonté.
C’est peut-être pourquoi, à une époque où le premier venu se prend pour Kurt Cobain, il semble si urgent de légaliser le
pot. Baudelaire va jusqu’à dire que « le vin est pour le peuple qui travaille et qui mérite d’en boire », alors que « le haschisch appartient à la classe des joies solitaires ; il est fait pour les misérables oisifs ».
Mais la réflexion la plus actuelle de l’auteur des Paradis artificiels est aussi sa plus virulente. Dommage que les sénateurs ne l’aient pas méditée. Car le poète concluait que, « s’il existait un gouvernement qui eût intérêt à corrompre ses gouvernés, il n’aurait qu’à encourager l’usage du haschisch ».
Allez, débouchons quand même une bouteille pour rendre grâce à l’« histoire » et surtout célébrer l’arrivée de l’été.
Que pressent-on dans cette impérieuse nécessité de légaliser le cannabis sinon l’urgence absolue de pousser toujours un peu plus loin cette obsession contemporaine des droits individuels dont il faut bien reconnaître qu’elle a trouvé sa terre d’élection dans le vide existentiel de notre grand pays « post-national » ?