Le positionnement de nos gouvernements
Le gouvernement de Justin Trudeau a annoncé mardi le début de consultations portant sur la transformation du numérique et des données au Canada. Le ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique, Navdeep Bains, dit souhaiter ainsi recueillir l’avis des entreprises, des universités et de la société civile, invitant même la population à se faire entendre, en prévision d’une nouvelle stratégie nationale.
Derrière les allures de discussion citoyenne sur les technologies, ce dont il est question réellement est le développement rapide de l’intelligence artificielle, dont le débat politique demeure extrêmement incertain. Ainsi, bien audelà des fantasmes de conditions meilleures, cette vague suscite des craintes et provoque de nombreux questionnements, notamment politiques, éthiques et sociétaux. Eu égard à leurs responsabilités et aux enjeux incontournables qui pointent déjà à l’horizon, il apparaît impératif que les divers ordres de gouvernement s’investissent rapidement dans l’encadrement des développements actuels et orientent, avec l’ensemble des acteurs socioéconomiques, la progression indéniable de l’intelligence artificielle.
D’abord, les gouvernements ont le devoir de s’intéresser aux algorithmes développés derrière les codes informatiques et les machines afin qu’ils concordent avec les lois, notamment les chartes des droits et libertés, et cohabitent avec les valeurs communes. Si nous devons collectivement accorder une plus grande place à ces technologies, il nous faut également développer un contrôle démocratique des effets potentiellement négatifs de celles-ci. Aux États-Unis, des projets d’automatisation de décisions de libération conditionnelle ou d’analyse prédictive de la criminalité ont généré des résultats discriminatoires, basés sur des préjugés et des stéréotypes. Le jour de la mise en place d’un tribunal des algorithmes comme spécialisation de notre système judiciaire est loin d’être une fiction.
Plus encore, de nombreux spécialistes issus de divers horizons techniques soulignent l’urgence pour le Canada de se doter d’une politique nationale de gestion des données massives. Cet enjeu est double. D’abord dans sa forme actuelle, l’efficacité de l’intelligence artificielle repose sur la collecte d’informations à partir de divers dispositifs numériques. Plus il y a de données, plus la machine est en mesure d’améliorer sa performance. Les géants du Web (GAFA) ont une avance démesurée sur leurs plus proches compétiteurs en matière de propriété de données personnelles et la tendance est exponentielle. Ensuite, si cet actif numérique est aujourd’hui principalement lié aux habitudes de consommation, plusieurs de ces entreprises investissent maintenant des sommes substantielles dans les secteurs stratégiques de la société civile comme la santé, l’éducation ou le développement des villes connectées. Sans nouveaux pouvoirs législatifs, les gouvernements risquent d’assister à la mise en place d’un écosystème de données verrouillé derrière les secrets commerciaux et les intérêts privés.
Les services publics
Par la voie des services publics, les gouvernements sont en mesure de s’approprier stratégiquement l’intelligence artificielle. En plus de son rôle traditionnel d’encadrement et de facilitateur, il doit absolument orienter et planifier le développement de solutions technologiques vers des problèmes actuels et nouveaux liés aux services publics. Les besoins sont immenses et les gains nombreux pour améliorer la vie des citoyens et des entreprises dans leurs relations avec l’État. Le traitement des images et des données offre plusieurs occasions de simplifier des tâches et d’optimiser des analyses. L’amélioration de l’expérience client en temps réel par des robots-clients lors d’une réclamation d’assurance-emploi, l’élimination du triage dans les urgences par l’analyse sommaire des signes vitaux ou l’anticipation plus rapide des crises environnementales par la centralisation des données sont des chantiers porteurs parmi d’autres en vue d’une modernisation de l’administration publique. Agir autrement pose le risque d’un développement technologique inégalitaire dirigé uniquement vers des problèmes sociaux dits rentables, nourrissant l’incertitude liée à une plus grande fracture sociale mondiale. La perspective de services publics « intelligents » s’inscrit dans un nouveau paradigme caractérisé par une connexion planétaire des humains et des objets, des organisations sans frontières et une nouvelle écologie des médias. Les gouvernements ne peuvent pas se permettre d’être en marge de cette révolution. Un retard en ce sens risque de creuser davantage les écarts entre le secteur privé et le secteur public et d’accélérer le désenchantement des citoyens envers l’administration publique. Loin des discours interventionnistes et moralisateurs, le propos consiste à dire que, par le biais de ces organismes régulateurs et de ses missions, l’État doit répondre aux besoins et aux aspirations de la population et il lui appartient plus que jamais de gérer les grands dossiers de biens publics. La finalité demeure la construction d’une société plus juste et harmonieuse, dotée d’une technologie humainement acceptable.