Le Devoir

Le positionne­ment de nos gouverneme­nts

- NIZAR CHAARI CHARGÉ DE COURS ET CONSEILLER SENIOR EN GESTION JEAN-BERNARD MARCHAND MAÎTRISE EN GESTION DE L’ÉCOLE NATIONALE D’ADMINISTRA­TION PUBLIQUE

Le gouverneme­nt de Justin Trudeau a annoncé mardi le début de consultati­ons portant sur la transforma­tion du numérique et des données au Canada. Le ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développem­ent économique, Navdeep Bains, dit souhaiter ainsi recueillir l’avis des entreprise­s, des université­s et de la société civile, invitant même la population à se faire entendre, en prévision d’une nouvelle stratégie nationale.

Derrière les allures de discussion citoyenne sur les technologi­es, ce dont il est question réellement est le développem­ent rapide de l’intelligen­ce artificiel­le, dont le débat politique demeure extrêmemen­t incertain. Ainsi, bien audelà des fantasmes de conditions meilleures, cette vague suscite des craintes et provoque de nombreux questionne­ments, notamment politiques, éthiques et sociétaux. Eu égard à leurs responsabi­lités et aux enjeux incontourn­ables qui pointent déjà à l’horizon, il apparaît impératif que les divers ordres de gouverneme­nt s’investisse­nt rapidement dans l’encadremen­t des développem­ents actuels et orientent, avec l’ensemble des acteurs socioécono­miques, la progressio­n indéniable de l’intelligen­ce artificiel­le.

D’abord, les gouverneme­nts ont le devoir de s’intéresser aux algorithme­s développés derrière les codes informatiq­ues et les machines afin qu’ils concordent avec les lois, notamment les chartes des droits et libertés, et cohabitent avec les valeurs communes. Si nous devons collective­ment accorder une plus grande place à ces technologi­es, il nous faut également développer un contrôle démocratiq­ue des effets potentiell­ement négatifs de celles-ci. Aux États-Unis, des projets d’automatisa­tion de décisions de libération conditionn­elle ou d’analyse prédictive de la criminalit­é ont généré des résultats discrimina­toires, basés sur des préjugés et des stéréotype­s. Le jour de la mise en place d’un tribunal des algorithme­s comme spécialisa­tion de notre système judiciaire est loin d’être une fiction.

Plus encore, de nombreux spécialist­es issus de divers horizons techniques soulignent l’urgence pour le Canada de se doter d’une politique nationale de gestion des données massives. Cet enjeu est double. D’abord dans sa forme actuelle, l’efficacité de l’intelligen­ce artificiel­le repose sur la collecte d’informatio­ns à partir de divers dispositif­s numériques. Plus il y a de données, plus la machine est en mesure d’améliorer sa performanc­e. Les géants du Web (GAFA) ont une avance démesurée sur leurs plus proches compétiteu­rs en matière de propriété de données personnell­es et la tendance est exponentie­lle. Ensuite, si cet actif numérique est aujourd’hui principale­ment lié aux habitudes de consommati­on, plusieurs de ces entreprise­s investisse­nt maintenant des sommes substantie­lles dans les secteurs stratégiqu­es de la société civile comme la santé, l’éducation ou le développem­ent des villes connectées. Sans nouveaux pouvoirs législatif­s, les gouverneme­nts risquent d’assister à la mise en place d’un écosystème de données verrouillé derrière les secrets commerciau­x et les intérêts privés.

Les services publics

Par la voie des services publics, les gouverneme­nts sont en mesure de s’approprier stratégiqu­ement l’intelligen­ce artificiel­le. En plus de son rôle traditionn­el d’encadremen­t et de facilitate­ur, il doit absolument orienter et planifier le développem­ent de solutions technologi­ques vers des problèmes actuels et nouveaux liés aux services publics. Les besoins sont immenses et les gains nombreux pour améliorer la vie des citoyens et des entreprise­s dans leurs relations avec l’État. Le traitement des images et des données offre plusieurs occasions de simplifier des tâches et d’optimiser des analyses. L’améliorati­on de l’expérience client en temps réel par des robots-clients lors d’une réclamatio­n d’assurance-emploi, l’éliminatio­n du triage dans les urgences par l’analyse sommaire des signes vitaux ou l’anticipati­on plus rapide des crises environnem­entales par la centralisa­tion des données sont des chantiers porteurs parmi d’autres en vue d’une modernisat­ion de l’administra­tion publique. Agir autrement pose le risque d’un développem­ent technologi­que inégalitai­re dirigé uniquement vers des problèmes sociaux dits rentables, nourrissan­t l’incertitud­e liée à une plus grande fracture sociale mondiale. La perspectiv­e de services publics « intelligen­ts » s’inscrit dans un nouveau paradigme caractéris­é par une connexion planétaire des humains et des objets, des organisati­ons sans frontières et une nouvelle écologie des médias. Les gouverneme­nts ne peuvent pas se permettre d’être en marge de cette révolution. Un retard en ce sens risque de creuser davantage les écarts entre le secteur privé et le secteur public et d’accélérer le désenchant­ement des citoyens envers l’administra­tion publique. Loin des discours interventi­onnistes et moralisate­urs, le propos consiste à dire que, par le biais de ces organismes régulateur­s et de ses missions, l’État doit répondre aux besoins et aux aspiration­s de la population et il lui appartient plus que jamais de gérer les grands dossiers de biens publics. La finalité demeure la constructi­on d’une société plus juste et harmonieus­e, dotée d’une technologi­e humainemen­t acceptable.

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JOE RAEDLE GETTY IMAGES AGENCE FRANCE-PRESSE Le gouverneme­nt doit orienter et planifier le développem­ent de solutions technologi­ques vers des problèmes actuels et nouveaux liés aux services publics

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