Le Devoir

La création jeunesse paie le prix de la gratuité

Les impacts du jugement sur les sorties scolaires se font déjà sentir sur les compagnies. Et sur les artistes.

- CATHERINE LALONDE

Les spectacles jeunesse de l’automne sont en péril. Le nombre de réservatio­ns de spectacles pour des groupes scolaires, qui se font normalemen­t en juin, connaît une chute radicale à la suite de la conclusion, fin mai, de l’action collective sur les frais réclamés aux parents. De 7000 à 8000 réservatio­ns se comptent déjà en moins, selon un sondage du Regroupeme­nt national des diffuseurs de spectacles. Effet domino : les producteur­s ne sont plus en mesure de clore les contrats avec les commission­s scolaires, qui ne comprennen­t pas la souplesse que leur laisse ou non la directive du ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx; ni où, exactement combien et comment obtenir l’argent annoncé pour les aider à financer ces sorties.

« L’incertitud­e concerne présenteme­nt toute la chaîne », explique Pierre Tremblay, de l’associatio­n Théâtres Unis Enfance Jeunesse (TUEJ). « Et comme d’habitude, quand on vit des crises, ce sont les maillons les plus faibles qui vont écoper : les compagnies et les artistes. Et les enfants. »

Il ne pouvait y avoir plus mauvais timing pour les arts vivants jeunesse, estime le directeur général de TUEJ. Si la directive de M. Proulx avait été donnée en septembre, une fois les saisons artistique­s bouclées, les commission­s scolaires et la chaîne de la création jeunesse auraient eu toute une année pour clarifier la situation et trouver, si besoin est, des solutions. Signer les contrats avec les diffuseurs en juin permet d’avoir un calendrier clair en juillet, explique la directrice générale de la compagnie de danse Bouge de là, Hélène Langevin : « Nos contrats avec les artistes se font par le truchement de l’Union des artistes, et doivent se signer un mois avant les répétition­s — en août, pour commencer à répéter en septembre et être prêt à tourner en octobre. »

Or, tout est ralenti. « Des “addenda” et “attendus que” se sont ajoutés aux contrats des commission­s scolaires », précise Marie-Ève Huot, directrice artistique du Carrousel, chef de file québécois en théâtre jeunesse, « qui font qu’elles ne confirmero­nt qu’en octobre 2018 ». Une confirmati­on trop tardive pour inclure la préparatio­n et les répétition­s qu’exigent les arts vivants.

Résultat? Des compagnies voient leur budget se déséquilib­rer. « Nous, on signe avec nos acteurs pour un cycle d’un an ; on a fait les contrats en septembre 2017 », explique Mathieu Lavigne, directeur de La Comédie humaine à Sainte-Marthe-sur-le-Lac. Ce qui fait que la compagnie devra assurer les cachets — entre 150 et 200 $ par acteur par spectacle — même sans représenta­tions. M. Lavigne compte approximat­ivement une vingtaine de représenta­tions de moins que prévu à son automne. Pour combien d’acteurs ? « Neuf… On fait Cyrano de Bergerac… » Faites le calcul. « On se démène énormément en misant sur les collèges privés. On n’est pas du tout subvention­nés. C’est évident qu’on va jouer à perte, et que ça écourte la pérennité de la pièce. »

« Il n’y a aucun spectacle grand public en danse qui peut offrir un nombre aussi important de représenta­tions et donc de revenus pour un pigiste que les spectacles jeune public », explique Georges-Nicolas Tremblay, danseur pour 26 lettres à danser d’Hélène Langevin. L’an dernier, ce seul contrat — 82 représenta­tions — a assuré 75 à 80 % de ses revenus. « Je suis hyperchoyé pour un danseur : je fais depuis quelques années entre 24 000 et 30 000 $, là où plusieurs collègues gagnent moins de 20 000 $. »

Son agenda lui indique pour cette année beaucoup moins de représenta­tions garanties, et beaucoup plus d’« options». Des options qui veulent dire qu’il doit se garder disponible pour des spectacles qui auront peut-être lieu, peut-être pas ; et qu’il sait moins de quoi sera faite son année financière, même s’il envisage déjà de voir le léger confort qu’il avait gagné s’effriter.

Penser en amont

Présenteme­nt, l’équipe des Gros Becs à Québec gère à temps plein les inquiétude­s des uns et des autres. « Des commission­s scolaires ont déjà annoncé qu’elles ne faisaient pas de réservatio­ns de spectacles actuelleme­nt, parce qu’elles ne savent pas quels sont les montants [divisés entre des enveloppes du ministère de l’Éducation, de la Culture (MCC), et même du Conseil des arts et des lettres du Québec pour une part de remboursem­ent du transport] dont elles vont disposer. Pas de réservatio­ns, pas de préparatio­n », explique JeanPhilip­pe Joubert, directeur général.

« Notre souhait le plus cher, c’est de maintenir la saison 2018-2019 avec la portion de public familial, des écoles privées et des CPE. Mais ça crée des situations difficiles où des compagnies vont venir jouer pour deux représenta­tions plutôt que pour dix. Je souhaite de tout coeur réaliser l’objectif des ministères : on veut tous augmenter la fréquentat­ion des arts par les écoles. Personne ne remet en question la gratuité scolaire. Mais pour faire une sortie scolaire, on se retrouve dans une situation où l’enseignant doit faire un montage financier dans un dédale bureaucrat­ique kafkaïen. Les enseignant­s, ils sont allumés et passionnés, mais ils n’ont pas le temps de faire ça… »

Les montants annoncés par les ministères de l’Éducation et de la Culture ne compensero­nt pas les montants qui étaient demandés aux parents, croit au surplus M. Joubert.

La situation semble plus stable à Montréal, détaille Isabelle Boisclair, nouvelle directrice générale de la Maison Théâtre, dont 60% des revenus autonomes proviennen­t du public scolaire. Une stabilité peut-être temporaire, la Commission scolaire de Montréal ne s’étant pas encore prononcée sur son interpréta­tion de la directive du ministre. Mais aussi parce que la métropole bénéficie du programme Une école montréalai­se pour tous!, jugé exemplaire par plusieurs des intervenan­ts consultés par Le Devoir.

Ce programme du MEES destiné aux écoles primaires en situation de défavorisa­tion facilite les activités cultu- relles ou scientifiq­ues en allouant 20 $ par enfant pour une sortie. « Une mesure semblable applicable à toute la province, prévisible, avec une reddition de comptes extrêmemen­t simple, qui laisse à l’enseignant le choix d’aller à l’Orchestre symphoniqu­e de Québec, à la Rotonde ou au musée », pourrait sauver la saison, croit M. Joubert.

La décision des commission­s scolaires d’annuler des sorties culturelle­s est non seulement déplorable, elle est non justifiée, a commenté de son côté Mathieu Larouche, au nom de la ministre Montpetit. « Les fonds nécessaire­s sont disponible­s au sein des commission­s scolaires pour qu’elles puissent continuer d’offrir des activités et sorties culturelle­s, mais également en offrir davantage. » L’accessibil­ité à la culture, notamment à l’école afin de favoriser l’égalité des chances pour tous les enfants, est une priorité pour la ministre, a poursuivi son attaché de presse, « et c’est pourquoi la politique culturelle prévoit des investisse­ments supplément­aires de 35 millions pour les sorties et activités culturelle­s ».

Pierre Tremblay, de TUEJ, croit de son côté que si les nouvelles mesures du plan d’action du MCC étaient clarifiées, elles suffiraien­t effectivem­ent à rassurer les commission­s scolaires. « La ventilatio­n des ressources aurait dû être faite avant. Qui a accès à ces fonds? À quelle échelle? Comment les obtiendra-t-on ? » Car le manque d’informatio­n fait qu’aujourd’hui des spectacles, des compagnies et des revenus d’artistes de la saison 20182019 sont en péril.

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d’Hélène Langevin
SUZANE O’NEILL Scène du spectacle 26 lettres à danser d’Hélène Langevin

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