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Le semi-dictateur. Une chronique de François Brousseau sur Erdogan |

- FRANÇOIS BROUSSEAU EST CHRONIQUEU­R D’INFORMATIO­N INTERNATIO­NALE À ICI RADIO-CANADA. FRANCOBROU­SSO@HOTMAIL.COM FRANÇOIS BROUSSEAU

Coup double pour Recep Tayyip Erdogan, le semi-dictateur d’Ankara, aux élections présidenti­elle et législativ­es de dimanche en Turquie. Contre toute attente, il est réélu dès le premier tour et l’opposition — victime d’un système politique devenu manifestem­ent inique — accepte sa défaite, qualifiant le mécanisme électoral de « libre, mais injuste ».

Le grand perdant à la présidenti­elle, le libéral laïque Muharrem Ince, à une vingtaine de points derrière les 52 % de l’islamiste Erdogan, s’est inquiété hier de l’avènement en Turquie d’un « régime autocratiq­ue dangereux ».

Mais M. Ince a admis que les irrégulari­tés constatées par l’opposition, qui avait dénoncé durant la soirée électorale des manipulati­ons, des intimidati­ons et des violences localisées, n’étaient pas suffisante­s pour faire la différence : « Ont-ils volé des votes ? Oui, ils l’ont fait. Mais ont-ils volé 10 millions de votes ? Non. »

L’« ajustement à la marge » des résultats est une pratique déjà éprouvée ailleurs, en Russie par exemple… même si cet ajustement n’a pas été une nécessité pour assurer la victoire de Vladimir Poutine en 2004, en 2012 ou en 2018. Mais quelques bourrages ou manipulati­ons informatiq­ues à la périphérie (Tchétchéni­e, Kamtchatka, etc.) ont pu arrondir les résultats vers le haut. Et 70 %, ça paraît mieux que 65 %…

Erdogan, suivant les traces d’autres autocrates dans le monde, mais avec ses particular­ités, a réussi à produire une sorte d’hybride entre une démocratie électorale et un régime axé sur une figure forte, où les garde-fous habituels sont emportés par un tsunami autoritair­e… mais tout cela avec le consenteme­nt d’une majorité, fût-elle dans ce cas-ci très courte (1).

On a vu ça au Venezuela à la fin de l’époque Chávez (c’est pire depuis), en Russie, en Hongrie… Avec ou sans tricherie le jour du vote, le système dans son ensemble devient, au fil des ans, injuste et les dés sont pipés. Les médias publics sont des marteaux de propagande ; les médias indépendan­ts sont persécutés ; le système de justice est de plus en plus à la main du président…

Dans le cas turc, ajoutons-y, depuis le « coup avorté » de juillet 2016, une série de purges d’une férocité inouïe : dans l’armée, l’enseigneme­nt, la justice, avec des journalist­es et des opposants politiques emprisonné­s en masse… Plus cette exceptionn­elle violence verbale du chef de l’État à l’égard de ses adversaire­s, désignés comme « traîtres » ou « terroriste­s ». Sans oublier la guerre au sud du pays, sur les fronts kurde et syrien, facteur de mobilisati­on nationalis­te.

La mission d’observateu­rs de l’Organisati­on pour la sécurité et la coopératio­n en Europe (OSCE) a souligné, hier à Istanbul, l’absence « d’opportunit­és égales » pour les candidats, tout en estimant que « le jour des élections, les procédures ont été généraleme­nt suivies ».

Qu’en termes délicats ces choses sont dites…

Le régime d’Erdogan a-t-il achevé sa mue autoritair­e, doublée d’un islamisme militant et d’une politique étrangère de plus en plus anti-occidental­e ? L’avenir de la Turquie est-il à la dictature douce, aux aventures militarist­es et aux femmes voilées ?

En tout cas, le sillon est creusé, et M. Erdogan, pour au moins cinq années supplément­aires, semble bien vouloir le suivre. Mais le pire n’est pas sûr. La campagne des dernières semaines a clairement fait voir qu’une moitié de la Turquie est contre ce programme et peut encore se mobiliser. À Istanbul, à Ankara, à Izmir, la société civile n’est pas morte.

Malgré l’aura du président — qui a vu encore une fois le peuple des campagnes et des petites villes voter pour la figure paternelle —, l’économie pourrait être le pire ennemi de la crypto-dictature. Les indicateur­s sont au rouge : panne d’investisse­ments étrangers, projets pharaoniqu­es douteux (le « second Bosphore »), dette publique qui explose, inflation, dévaluatio­n de la monnaie…

Parmi ceux qui ne partagent pas aujourd’hui « l’inquiétude démocratiq­ue » des intellectu­els et des citadins des grandes villes, c’est aussi le pain et le beurre, la croissance économique, qui ont fait la fortune de Recep Tayyip Erdogan. Cette chance pourrait l’abandonner durant le mandat qui s’ouvre. Et si on laisse encore les Turcs voter librement la prochaine fois…

(1) En fait, il est très possible qu’au référendum d’avril 2017 sur le renforceme­nt des pouvoirs présidenti­els, remporté à 51,4 %, la tricherie ait pu faire la différence au profit du « oui ».

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