Le Devoir

Le Québec perd un grand bâtisseur

Paul Gérin-Lajoie a été le principal artisan de la réforme du système d’éducation pendant la Révolution tranquille

- LISA-MARIE GERVAIS MARIE-LISE ROUSSEAU

Le Québec perd un de ses grands bâtisseurs : tout premier ministre de l’Éducation et grand philanthro­pe pour l’alphabétis­ation et les causes humanitair­es, Paul Gérin-Lajoie est décédé lundi auprès des siens. Il était âgé de 98 ans.

«La tête était encore là, mais le corps ne suivait plus. C’était la vieillesse, il est mort de sa belle mort », a affirmé son fils François Gérin-Lajoie lundi au Devoir.

L’ex-ministre aura droit à des funéraille­s nationales, a annoncé le premier ministre Philippe Couillard.

Déjà bien avant qu’il rende son dernier souffle, l’homme aux engagement­s sociaux et politiques plus que remarquabl­es avait laissé une trace indélébile dans l’histoire du Québec.

Premier à occuper le poste de ministre de la Jeunesse et de ministre de l’Éducation, cet avocat de formation a posé les premiers jalons de la diplomatie québécoise en prononçant le 12 avril 1965 ce qui fut connu plus tard comme la doctrine Gérin-Lajoie, affirmant que le Québec n’avait pas à se soumettre au contrôle d’Ottawa pour agir à l’étranger dans des domaines de sa compétence.

Sa vie durant, l’engagement et la carrière prolifique de M. Gérin-Lajoie auront été salués par d’innombrabl­es reconnaiss­ances et distinctio­ns, la plus récente étant l’Ordre de l’excellence en éducation qu’il s’est vu décernée par le gouverneme­nt québécois mercredi dernier. La biographie publiée sur le site de l’Assemblée nationale recense

plus d’une vingtaine de prix et de titres honorifiqu­es québécois et internatio­naux. Une célèbre dictée et une école secondaire d’Outremont portent son nom.

Héritage « phénoménal »

«C’était un bâtisseur exceptionn­el, qui ne levait jamais le ton, qui savait convaincre. C’était un démocrate jusqu’au bout des ongles», a décrit son fils François Gérin-Lajoie, qui est président du conseil d’administra­tion de la Fondation Paul Gérin-Lajoie.

Sa contributi­on à l’élaboratio­n du Québec moderne est « phénoménal­e », poursuit-il. On pourra la découvrir ou la redécouvri­r dans une anthologie de ses meilleurs discours, qui sera publiée au mois d’août, a indiqué son fils au Devoir.

«C’était un homme d’une grande énergie, d’une forte intelligen­ce, qui utilisait bien sa formation juridique. C’était un juriste à la conscience sociale », résume le sociologue Guy Rocher, qui le côtoyait depuis 1946, année où les deux hommes ont participé à un colloque internatio­nal de la jeunesse en Europe, événement qui laissa un « souvenir impérissab­le » à M. Richer. « C’est à ce moment que j’ai commencé à admirer son leadership », dit-il.

« Si tous les politicien­s étaient comme lui, non seulement le Québec, le Canada, mais le monde entier irait mieux ! » déclare à son sujet son ancien conseiller technique en informatio­n, du temps qu’il était ministre de l’Éducation, Jean Paré. Le décrivant comme un homme « minutieux », « rigoureux », « déterminé », M. Paré estime qu’avec Jean Lesage, Paul Gérin-Lajoie a été « le plus grand pivot de la Révolution tranquille ». M. Gérin-Lajoie est né le 23 février 1920 à Montréal, fils d’Henri Gérin-Lajoie et de Pauline Dorion. Il appartient à une dynastie de Gérin-Lajoie dont sont issues plusieurs personnali­tés ayant marqué le Québec. Ses arrièregra­nds-pères sont l’écrivain et avocat Antoine Gérin-Lajoie et l’homme politique Alexandre Lacoste. Une de ses grands-mères est la pionnière féministe Marie Lacoste-Gérin-Lajoie et une de ses tantes est la religieuse et travailleu­se sociale qui porte aussi le nom de Marie Gérin-Lajoie.

Bien entouré, Paul Gérin-Lajoie connaîtra un parcours universita­ire et profession­nel exemplaire. Après avoir étudié le droit à l’Université de Montréal, il est admis au Barreau du Québec en 1943 et poursuit ses études doctorales en droit constituti­onnel, notamment grâce à la prestigieu­se bourse Rhodes, à l’Université d’Oxford, en compagnie de sa femme, Andrée Papineau, sa complice de vie pendant près de 80 ans, décédée le 19 février 2018.

Avec elle, il aura eu quatre enfants, qui lui donneront ensuite treize petitsenfa­nts et onze arrière-petits-enfants. Il a par ailleurs résidé durant la plus grande partie de sa vie à VaudreuilS­oulanges.

Engagement politique et social

À son retour d’Angleterre, Paul GérinLajoi­e fonde L’Écho de VaudreuilS­oulanges et Jacques-Cartier, hebdomadai­re où son épouse tient une chronique qui s’adresse aux femmes. Il se fait élire comme député du Parti libéral en 1960 dans Vaudreuil-Soulanges, circonscri­ption dans laquelle il réside et qu’il représente­ra comme député pendant près de dix ans avant de démissionn­er.

Il vouait un grand respect à la chose politique et a toujours été très engagé socialemen­t. Avant de créer le ministère de l’Éducation, dans les années 1960-1963, Paul Gérin-Lajoie avait entrepris de faire le tour du Québec pour consulter les gens et il avait emmené toute la famille. «En fait, il a fait deux tours de la province. Il en a fait un pour le bill 60, la création du ministère, et un deuxième ensuite pour les 55 régionales et la création des polyvalent­es», avait raconté son fils François lors d’une conférence en janvier 2017. « Alors, croyez-le ou non, dans les deux tournées, toute la famille suivait popa en roulotte pendant l’été. Alors, les coins, les petits snacks à hot-dog, on les a faits deux fois plutôt qu’une à travers la Gaspésie, le Grand Nord. Quand on parle d’éducation citoyenne, pour moi, c’est ça. C’est s’assurer que la population participe à la constructi­on d’un système éducatif. »

Secrétaire du Parti libéral du Québec, puis président de la commission politique de ce même parti, il a connu des années bien remplies au sein du gouverneme­nt. En plus d’avoir dirigé d’importants ministères, il a été vice-président du conseil des ministres de 1964 à 1966. Il occupe alors la présidence du comité des affaires constituti­onnelles du Parti libéral du Québec, jusqu’à ce qu’il quitte la politique active en 1969.

Toujours actif

Mais la carrière et la vie profession­nelle de M. Gérin-Lajoie ne sont alors pas en reste. En plus d’être professeur invité à l’Université d’Ottawa et à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, il a présidé la mission des examinateu­rs de l’Organisati­on pour la coopératio­n et le développem­ent économique­s (OCDE) sur la recherche et le développem­ent en éducation aux États-Unis en 1969, a occupé dans les années 1970 les fonctions de président de l’Agence canadienne de développem­ent internatio­nal (ACDI), fut membre du conseil des gouverneur­s de la Banque mondiale et a dirigé la Société du Vieux-Port de Montréal au début des années 1980. Ce rôle, pour lequel il est moins reconnu, est très important aux yeux de son fils François Gérin-Lajoie. « Il a ouvert les jetées à la

C’était un homme d’une grande énergie, d’une forte intelligen­ce, qui utilisait bien sa formation juridique. C’était un juriste à la conscience sociale.

population montréalai­se. Il voulait que les Montréalai­s se réappropri­ent leur fleuve », dit-il.

Généreux philanthro­pe, Paul GérinLajoi­e a créé en 1977 une fondation oeuvrant dans le domaine de la coopératio­n internatio­nale, qui continue de poursuivre son oeuvre en faisant la promotion de l’accès à l’éducation pour tous, souligne son fils, qui en préside le conseil d’administra­tion. «Ça découle de son humanisme très fort», indique François Gérin-Lajoie.

M. Gérin-Lajoie n’aura jamais réellement connu de retraite. Sa vie durant, il n’a cessé de s’impliquer activement à travers sa fondation, en prononçant des discours ou en prenant position dans certains débats, notamment en éducation, dans les grands médias. Encore en 2007, il avait critiqué l’assoupliss­ement de l’enseigneme­nt du français et la réforme scolaire. Il était également résolument contre l’abolition des commission­s scolaires, des organisati­ons qu’il a conseillée­s pendant plusieurs années. Pendant la grève étudiante de 2012, il était intervenu publiqueme­nt pour soutenir la hausse des droits de scolarité proposée par le gouverneme­nt Charest, plaidant pour une réforme des prêts et bourses.

Récemment, il avait déclaré au Devoir que les cégeps avaient été « une très grande réalisatio­n » et qu’ils répondaien­t à l’objectif de départ lors de leur création en 1967 : soit préparer les étudiants à l’université.

L’auteur de Combats d’un révolution­naire tranquille (1989) aura accepté de faire des apparition­s publiques jusqu’à un âge très avancé. En janvier 2017, il avait participé à une conférence sur l’éducation citoyenne à l’Université Laval malgré le fait qu’il était très diminué, en fauteuil roulant et qu’il avait du mal à parler et à tenir sa tête droite. « Alors, un mot de bienvenue pour tous ceux qui sont présents ici. Votre seule présence est une indication de l’intérêt que vous portez à ce colloque et à l’action de Paul Gérin-Lajoie», avait-il prononcé d’une voix rauque. Une voix que le Québec n’entendra plus, mais dont il se souviendra.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Paul Gérin-Lajoie a été le tout premier ministre de l’Éducation du Québec, de 1964 à 1966.

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