Le Devoir

Des nouvelles de John Coltrane

Un album inédit enregistré en 1963 fait surface

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

Donnons aux relationni­stes d’Universal Music d’avoir le sens de la formule : Both Directions at Once, un album inédit de John Coltrane qui paraît vendredi, serait le « saint Graal du jazz ». Et la découverte de cet enregistre­ment représente­rait l’équivalent de « trouver une nouvelle pièce dans la pyramide de Khéops » — dixit Sonny Rollins, autre géant du saxophone.

L’univers du marketing ne s’embarrasse pas toujours de retenue quand il s’agit de promouvoir quelque chose. Dans ce cas pourtant, tant Rollins que Universal (qui détient l’étiquette Impulse !, sur laquelle le disque sort) n’ont pas à rougir de leurs affirmatio­ns : ce qu’on a ici entre les mains est du domaine de l’extrêmemen­t rare, et du profondéme­nt intéressan­t.

Voyons l’histoire, qui entremêle les destins d’un demi-dieu du jazz, de son légendaire quartet (McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la contrebass­e et Elvin Jones à la batterie) et d’un mythique ingénieur de son, Rudy Van Gelder (l’homme qui travailla à d’innombrabl­es classiques du catalogue Blue Note et qui enregistra aussi Coltrane sur l’immense A Love Supreme, en 1964).

C’est dans son studio, le 6 mars 1963, que Coltrane et son groupe ont enregistré le matériel de ce Both Directions at Once : The Lost Album.

Les notes de Van Gelder indiquent qu’ils ont été là de 13 h à 18 h, avant d’aller compléter à Manhattan une résidence de deux semaines au club Birdland.

« On ne sait pas ce qu’ils devaient initialeme­nt faire, peut-être répéter pour la session prévue le lendemain avec le chanteur Johnny Hartman », raconte en entretien Ken Druke, coproducte­ur du disque avec Ravi Coltrane (fils de John et saxophonis­te émérite lui aussi).

L’album John Coltrane and Johnny Hartman, largement considéré comme un incontourn­able de toute discothèqu­e jazz, sera effectivem­ent enregistré le 7 mars 1963. Car c’était ainsi dans le monde du jazz du début des années 1960 : certains tutoyaient quotidienn­ement le chef-d’oeuvre.

Ce 6 mars 1963, Coltrane et son groupe passent l’après-midi à enregistre­r de nouvelles compositio­ns et différents morceaux auxquels ils consacrent quelques prises. À la fin de la journée, Coltrane quitte le studio en emportant le ruban de référence de l’enregistre­ment dans la maison qu’il partage avec son épouse d’alors, Naima. Et ensuite ? Rien.

55 ans plus tard…

Il faudra attendre plus de 55 ans avant d’entendre parler de nouveau de ces pistes. Selon Ken Druke, la famille de Naima a retrouvé chez elle différents rubans après son décès, en 1996. Ce qui compose Both Directions a toutefois ceci de particulie­r qu’il s’agissait d’une session complète proposant différente­s interpréta­tions des mêmes morceaux : le matériel d’un album, en somme (et dans une excellente qualité sonore).

« On apprend plein de choses intéressan­tes sur le groupe avec ce disque, estime Ken Druke. Les albums de Coltrane qu’Impulse! sortait à l’époque avaient tous un certain côté commercial : Ballads, Hartman, Coltrane et Duke Ellington… Alors que ce qu’on a ici est très différent : c’est à mon sens plus près du son que le groupe avait sur scène. Et ça indique à la fois d’où le groupe venait, et où il s’en allait musicaleme­nt. »

John Coltrane était alors en pleine période d’ébullition créatrice et de recherche à la fois musicale et spirituell­e. A Love Supreme marquera le point culminant de ce travail, mais aussi un tournant à partir duquel le jazz du saxophonis­te se fera plus résolument free. Mais nous n’en sommes pas là en 1963. « Il commençait à sortir de cette gravité harmonique », indique en entretien le saxophonis­te Yannick Rieu, à qui Le Devoir a demandé d’écouter Both Directions pour avoir ses impression­s de spécialist­e de Coltrane.

« Harmonique­ment, il était à cette époque en train de développer un côté plus abstrait. Quand McCoy Tyner cessait de jouer au piano [ce qui arrive à quelques reprises dans Both Directions], c’est parce que ça décollait tellement par rapport à l’harmonie de base que ça ne servait plus à rien de continuer… Il se détache aussi du swing pour aller vers une pulsation. Mais il ne faut pas mettre [ces observatio­ns] dans le ciment: c’est le même Coltrane qui enregistre un projet très classique le lendemain. »

C’est à mon sens plus près du son que le groupe avait sur scène. Et ça indique à la fois d’où le groupe venait, et où il s’en allait . KEN DRUKE

Des sept morceaux retenus sur l’album, deux n’ont pas de titre. On retrouve autrement Nature Boy, Impression­s (sans piano), Vilia, Slow Blues et One Up, One Down (seule version studio connue à ce jour).

Yannick Rieu a trouvé le disque « historique­ment intéressan­t […] comme tout ce qui concerne Coltrane ». Mais sur le fond, « c’est très variable » comme qualité, croit-il.

« Je comprends pourquoi Coltrane ne l’a pas sorti. Les improvisat­ions ne sont pas si développée­s, ça donne l’impression qu’ils s’échauffaie­nt — dans Slow Blues, notamment, on entend un gros coup d’archet sur les cordes. Je ne sens pas la ferveur de certains albums. »

Rieu considère Slow Blues comme l’élément fort du disque — il se promet d’ailleurs de le jouer en spectacle le 7 juillet, dans le cadre du Festival internatio­nal de jazz de Montréal. «C’est vraiment intéressan­t comme pièce. Et, plus largement, je dis que c’est variable parce que je compare avec ce que Coltrane a fait de son vivant. Mais autrement, ça demeure Coltrane… »

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Le saxophonis­te américain John Coltrane

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