Le Devoir

Les douaniers

- JEAN- FRANÇOIS NADEAU

Dans un stade d’une ligue de baseball mineure, le procureur général des ÉtatsUnis, Jeff Sessions, cite la Bible, un passage de l’Épître aux Romains. Toute personne doit se soumettre aux autorités supérieure­s, dit-il. « Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. » La vie est si bien faite : l’autorité, c’est justement lui et son ami, Donald Trump.

Tout est bon apparemmen­t pour justifier une politique anti-immigratio­n.

Au XIXe siècle, ce passage précis de la Bible fut l’un des plus cités par les esclavagis­tes, lesquels cherchaien­t par tous les moyens à justifier leurs politiques injustifia­bles.

Que penser d’individus qui se réclament davantage de divinités qui punissent que de celles qui pardonnent ?

La loi ne tombe pas du ciel. Et la légalité n’est pas un guide de moralité. L’apartheid était légal. L’holocauste aussi.

Remarquez que se mettre à couvert de la morale et du bon sens derrière un bouclier divin n’est pas propre aux États-Uniens. Dans le préambule de la Charte canadienne des droits, faut-il rappeler la bonne place accordée à Dieu ? « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaiss­ent la suprématie de Dieu et la primauté du Droit. » La suprématie de Dieu !

Ils sont nombreux en tout cas ceux pour qui l’immigratio­n serait désormais, à les en croire, la très grande question de notre temps. Au point que, lorsqu’on dresse une liste des maux sociaux, toute autre question que celle-là leur apparaît superflue.

Au grand tribunal des condamnés d’avance, les migrants passent un très mauvais quart d’heure.

On tient plus que jamais à contrôler leurs papiers, comme si de leur identité dépendait la nôtre. La question de l’immigratio­n cristallis­e des regards alarmistes nourris aux étalages du ressentime­nt.

Nous voici paradoxale­ment dans un monde qui en appelle à la libre circulatio­n des marchandis­es, mais qui refuse celle d’individus qui sont souvent les premières victimes de cette mondialisa­tion.

Être libre-échangiste pour les marchandis­es, mais protection­niste farouche pour les personnes, est-ce bien là une façon de conjuguer l’avenir ? N’y a-t-il pas urgence d’emprunter d’autres avenues de la pensée que celles-là ?

Considérez le cas du port de Montréal alors qu’il va encore s’agrandir. Depuis sa conversion au système de circulatio­n des marchandis­es par containers en 1968, ce vieux port est devenu un des plus importants du genre au Nouveau Monde.

Ils sont nombreux en tout cas ceux pour qui l’immigratio­n serait désormais, à les en croire, la très grande question de notre temps. Au point que, lorsqu’on dresse une liste des maux sociaux, toute autre question que celle-là leur apparaît superflue.

Chaque jour, un formidable ballet de remorques et de grues emporte des milliers de tonnes de marchandis­es dans ces immenses boîtes de métal colorées. Environ 700 000 containers transitent chaque année par le port de Montréal. L’équivalent de près de 6 millions de tonnes de marchandis­es.

Sait-on pour autant ce qu’il y a dans ces containers ? Moins de 2 % sont scrutés. Le système de scannage censé confirmer les contenus ne fonctionne qu’à l’occasion. Et encore montre-t-il d’importante­s limites. Seulement 5000 containers environ sont vidés chaque année pour inspection. Des stupéfiant­s pour une valeur de plusieurs milliards de dollars ont été débusqués de cette façon. Que se cachet-il dans les autres ? Va savoir…

Habitué à se promener dans une voiture blindée, Nicola Gratteri, un juge anti-mafia d’Italie, a déjà laissé entendre que, s’il est vrai que certains chemins conduisent directemen­t au crime, les chemins du crime convergent forcément vers les grands ports du monde, celui de Montréal compris.

Mais les containers ne risquent pas d’être inquiétés. Personne ne s’en soucie.

Du moment qu’il s’agit de marchandis­es, on laisse presque tout passer tandis qu’on radote partout à qui mieux mieux que l’Occident est grugé par une immigratio­n massive, qu’il s’agirait là, contre l’évidence même, de la très grande question de notre temps.

Les espaces du commerce s’élargissen­t. Mais on dirait que ceux de la pensée sociale rétrécisse­nt.

Les douaniers ne sont pratiqueme­nt plus employés pour faire valoir les intérêts économique­s de l’État. Ils sont devenus de simples auxiliaire­s de la police. Ils sondent le fond de votre valise pour y dénicher la bouteille en trop enveloppée dans un slip sale ou repèrent la paire de chaussures dont le cuir immaculé est suspect de ne pas sentir assez les pieds.

Aux douaniers, on demande aussi de traquer ceux qui croient que, pour connaître un monde meilleur, il faut d’abord échapper à la tristesse du leur.

Mais en revanche, les flux de marchandis­es et de capitaux, ils n’y touchent plus ou presque. Ce serait contraire à la raison, dit-on. Ce serait comme élever un mur contre l’avenir. On ne s’empêche pourtant pas d’en ériger un devant les personnes qui souffrent des effets de cette mondialisa­tion effrénée propulsée par l’idéologie du laisserfai­re économique.

Tandis que les douaniers ont aujourd’hui les yeux rivés sur des gens qui ne sont riches que de leurs rêves, ceux qui transporte­nt tout l’or du monde continuent de leur filer sous le nez en réclamant pour eux seuls le privilège de circuler en toute liberté.

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