Archie Shepp, l’indigné
L’oeuvre du saxophoniste s’abreuve à la politique
Tout commence avec Mama Rose. Tout vient d’elle, la grand-mère née esclave en Floride, donc au XIXe siècle. Il ne se passe pas un soir, lorsque Archie Shepp occupe une des scènes du monde qu’il parcourt en tous sens depuis un demi-siècle, sans qu’il évoque sa mémoire, parle d’elle, récite le poème musical qu’il lui a dédié en 1982. Il sera samedi au FIJM.
L’ADN politique qui a tant distingué et distingue toujours Shepp et sa vocation, dans le sens le plus noble du terme, d’indigné qui en découle viennent donc de Mama Rose. De ses enseignements et de sa destinée. Au cours d’un entretien que nous avons eu avec lui, souvent décliné en français, cet immense saxophoniste a confié qu’il avait réalisé tout jeune que cette femme « était engagée politiquement. Elle et les femmes de son entourage se sentaient très concernées par ce qui se passait aux États-Unis ».
Celui qui reste, avec Sonny Rollins, le plus grand musicien de jazz vivant a raconté que l’inclination marquée que Mama Rose avait pour la politique, voire pour la philosophie de celle-ci,
« avait énormément influencé [son] père. Tous les dimanches, lui et ses amis discutaient constamment de politique. Ils étaient très préoccupés par les nombreuses injustices qu’il y avait bien sûr aux États-Unis, mais aussi dans le monde ».
Cette inflexion pour la politique et pour le questionnement permanent qu’elle induit, sans oublier le devoir de mémoire, va avoir sur le jeune Shepp un impact énorme. Rétrospectivement, on ne peut dissocier chez lui l’esthétique musicale qu’il propose, qu’il met en relief, de la politique. Essayer d’accomplir une division entre l’une et l’autre reviendrait à faire le lit de la malhonnêteté, car chez ce saxophoniste, qui est aussi dramaturge et qui fut professeur de la sociologie et de l’histoire de la musique afroaméricaine à l’Université d’Amherst au Massachusetts, la musique n’est pas un gentil élément décoratif utilisé pour tranquilliser les branchés BCBG.
Tout ceci explique cela : dès son entrée en scène, Shepp fut à l’avant-garde. En 1960, il participait à l’enregistrement de
The World of Cecil Taylor. En 1963, il fondait le bien nommé groupe New York Contemporary Five avec Bill Dixon et John Tchicai tout en militant avec son ami dramaturge Leroi Jones — auteur du remarquable Le peuple du blues, disponible chez Folio — au sein de l’Organization of The Young Men, qui défendait les jeunes communistes aussi bien que les premiers Black Panthers. En 1964, grâce au soutien de John Coltrane, il réalisait Four for Trane sur Impulse, qui allait véritablement le lancer. Puis…
Puis en 1965, Archie Shepp pose l’acte fondateur du free-jazz. Plus précisément, cette année-là est publié New Thing at Newport, qui combine l’enregistrement de sa prestation avec celle de Coltrane. Tout logiquement, il sera un des membres fondateurs de la Jazz Composer’s Guild, dans laquelle on retrouve Sun Ra, Roswell Rudd, Cecil Taylor et Carla Bley, entre autres. Pour faire court, lors des années qui vont suivre, il sera de tous les combats politiques, de toutes les manifestations musicales.
Parmi ces derniers, deux événements particuliers doivent être retenus, car ils devaient épaissir, en quelque sorte, l’assise politique de Shepp. Quinze jours après l’assassinat de Malcolm X, en février 1965, il entre en studio pour y enregistrer le poème musical qu’il a intitulé Malcolm, Malcolm, Semper Malcolm, qualifié de musique de feu, pour reprendre le titre de l’album, auquel il greffera le traitement décapant de Girl from Ipanema.
Le deuxième événement s’est déroulé en 1972 dans l’enceinte de la prison d’Attica, dans l’État de New York. À la suite d’un soulèvement des prisonniers, le gouverneur de l’époque, Nelson Rockefeller, avait ordonné l’envoi de la garde nationale. Ce fut un massacre dans lequel des dizaines de détenus furent tués. Cela devait marquer à jamais Shepp, qui composa la suite Attica
Blues, et Mingus, qui composa, lui, Remember Rockefeller at Attica.
Cinq ans plus tard, en compagnie du formidable pianiste Horace Parlan, Shepp signait un chef-d’oeuvre, un des 20 meilleurs albums de l’histoire : Goin’ Home, sur l’étiquette SteepleChase. Cette production avait ceci de très singulier pour l’époque qu’elle prenait l’air du temps, pour ainsi dire, à rebours, à contre-pied. On s’explique. Ces années-là étaient dominées par le free-jazz, dont Shepp fut un des pionniers, et le jazz-rock, si pénible car tellement prétentieux.
Où est le contre-pied ? La scène du free-jazz avait fini par être dominée par le « p’tit » Blanc et elle tournait en rond. Bref, les bas-fonds du ridicule avaient été atteints lorsque Shepp publia ce
Goin’ Home fait uniquement de vieux blues, de vieux spirituals, la surprise fut totale. On découvrait tout à coup un Shepp sculptant des notes avec une méticulosité saisissante, une sensibilité unique. Ce faisant, il mettait en relief les bases de ce qu’il appelle « the great Black music », et qui sont celles qui avaient été développées en son temps par… Mama Rose et ses semblables.
Il y a un peu plus d’un an, Shepp, qui a eu 81 ans le 24 mai dernier, a créé à nouveau la surprise : il a enregistré Attica Blues avec une formation baptisée… Attica Blues Orchestra. Pourquoi cette nouvelle interprétation ? « Les choses n’ont pas changé. Les minorités sont toujours opprimées. Les Noirs vont en prison, mais les Blancs de Wall Street ne subissent pas la même punition. » Fermé, le ban.
Le 30 juin, à la Maison symphonique, Archie Shepp sera accompagné de Carl Henri Morisset au piano, d’Avery Sharpe à la contrebasse et de Ronnie Burrage à la batterie.