Le Devoir

Sexe, drogue et vies brisées

Réjean Thomas s’alarme du peu de ressources d’aide pour ceux qui ont une double dépendance ravageuse

- AMÉLIE DAOUST-BOISVERT

Le Dr Réjean Thomas s’inquiète de l’utilisatio­n de drogues comme le crystal meth dans un contexte sexuel, notamment chez la communauté des hommes gais à Montréal. Le phénomène, appelé « party and play » sur les applicatio­ns de rencontre (PnP), ou « chemsex », est en croissance depuis deux à trois ans. Il entraîne non seulement des problèmes graves de dépendance, mais aussi la propagatio­n d’infections transmissi­bles sexuelleme­nt et par le sang (ITSS).

Utilisatio­n de GHB, de cocaïne, de crystal meth ou de kétamine : « Avant, c’était anecdotiqu­e », relate le fondateur et p.-d.g de la clinique l’Actuel, qui a vu le phénomène émerger chez ses patients. Dans un contexte sexuel, « ça lève les inhibition­s, ça agit rapidement, ça ne coûte pas cher et ça dure longtemps», résume-t-il. «C’est un problème de santé publique ! » dénonce-til, demandant que des ressources soient investies pour y faire face.

L’Actuel suit une cohorte de près de 2500 personnes, dont 98% sont des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes. Il s’agit de patients ayant consulté initialeme­nt pour la prophylaxi­e préexposit­ion, ou PrEP. Ce traitement consiste en la prise préventive d’un médicament contre le VIH pour éviter de le contracter en cas de comporteme­nts à risque. L’efficacité est comparable à celle d’un vaccin.

Dans cette cohorte, 28% des personnes ont rapporté avoir mêlé des drogues comme le GHB et le crystal meth et des relations sexuelles dans les douze derniers mois, rapporte l’épidémiolo­giste à l’Actuel Zoë Greenwald. Elle présentait en mai ces résultats

Le crystal, c’est une porte que tu ouvres et que tu ne pourras plus jamais refermer. Si je pouvais revenir en arrière, cette porte, je ne l’ouvrirais pas. Elle peut mener à trois places : la prison, l’hôpital ou la morgue. CARL

dans un congrès internatio­nal sur le VIH à Marseille. « Le même phénomène est rapporté ailleurs dans le monde », relate-t-elle. Les sujets qui rapportent avoir eu des pratiques de chemsex ou de PnP ont en moyenne eu deux fois plus de partenaire­s sexuels dans la dernière année. L’usage du condom est aussi moins fréquent. Conséquenc­e : le risque de contracter une ITSS est pratiqueme­nt doublé.

Dans le bureau du Dr Thomas, l’âge des victimes de cette double dépendance au sexe et à la drogue varie de 18 à 70 ans, des personnes qui «vivent une détresse incroyable ». Il a été témoin de pertes d’emploi, de maison, de vies brisées.

Ressources peu adaptées

Quand il tente de les diriger vers des ressources en dépendance, il remarque que sont peu d’entre elles adaptées à ces patients. La dépendance à la sexualité et l’usage de drogues dans ce contexte ne sont pas vraiment abordés en traitement des dépendance­s, remarque le Dr Thomas. Avec les ressources actuelles, « nous sommes à la limite de ce qu’on peut faire », déplore-t-il.

Heureuseme­nt, s’il a diagnostiq­ué et traité des ITSS chez des patients, la PrEP a protégé du VIH tous ceux qui l’ont prise sans interrupti­on. Aucun cas de transmissi­on du VIH n’a été répertorié chez ces patients fidèles à la PrEP.

Un de ceux-là, c’est Carl, qui a failli tout perdre en raison de sa dépendance au crystal meth.

À l’aube de la quarantain­e, l’homme s’est fait tatouer « Plus jamais, jamais… jamais. », sur le bras, là où il avait l’habitude de s’injecter la drogue, dont il est devenu dépendant dès la première utilisatio­n. Abstinent depuis quelques mois, il avait tout perdu : son chum, son chien, sa maison, son entreprise, sa santé mentale. Il était au bord de l’itinérance, voguant d’un appartemen­t à l’autre, d’un party à l’autre.

« J’ai rapidement été pris dans un cercle vicieux, je pouvais passer deux ou trois jours sans dormir et avoir quinze partenaire­s sexuels, sans protection », raconte-t-il. Au bout de quelques mois, il s’est mis à faire des psychoses lorsqu’il consommait. Il a vécu plusieurs hospitalis­ations, tout comme plusieurs séjours en désintoxic­ation, sans arriver à s’en sortir.

Un jour, un texto de son ex-amoureux l’a convaincu d’aller chercher de l’aide. « J’ai été entouré, j’ai fait mon sevrage. Les quatorze premiers jours, c’est l’enfer », relate-t-il. Sa relation de couple a repris, il est retourné aux études depuis peu. Il se sent fragile. «Je ne dois jamais oublier d’où je viens. Chaque jour sans consommer est un miracle. » Il doit réapprendr­e à vivre, et notamment à avoir une sexualité « normale ».

Il déplore que cette drogue soit devenue « un fléau ». « Le crystal, c’est une porte que tu ouvres et que tu ne pourras plus jamais refermer. Si je pouvais revenir en arrière, cette porte, je ne l’ouvrirais pas. Elle peut mener à trois places : la prison, l’hôpital ou la morgue », soupire-t-il.

Comment prévenir ?

L’organisme communauta­ire REZO, à Montréal, observe aussi la montée du phénomène et tente de faire de la prévention. «Il y a quelques années, on parlait du crystal meth à New York, mais depuis deux ou trois ans, c’est vraiment à Montréal », confirme Alexandre Dumont Blais, codirecteu­r de l’organisme. Sur les applicatio­ns de rencontre, les adeptes du PnP l’affichent ouvertemen­t.

Certains peuvent devenir accros sans vraiment savoir à quelle drogue ils ont affaire la première fois qu’ils l’essaient, observe M. Dumont Blais. Tout en travaillan­t à faire de la prévention et à sortir le phénomène de l’ombre, il craint qu’on associe le milieu gai à la consommati­on de drogue. « On ne veut surtout pas stigmatise­r ! » lance-t-il.

REZO a mis en ligne un site Web, monbuzz.ca, qui à l’aide d’un algorithme conversati­onnel permet d’évaluer sa consommati­on, notamment relativeme­nt à la sexualité. Le tout a été développé avec l’aide d’experts en toxicomani­e de l’Université de Sherbrooke. Au terme de la conversati­on virtuelle, l’internaute reçoit un bilan personnali­sée ta la possibilit­é de clavarder avec un intervenan­t .« Nous observons une intersecti­on na li té entre ces problèmes de dépendance et la santé mentale, l’estime de soi, explique M. Dumont Blais. On doit prendre la personne là où elle est et l’aider à se sentir mieux. »

L’organisme est aussi présent sur le terrain, notamment dans les bars et les saunas du village gai à Montréal.

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DR RÉJEAN THOMAS MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Fondateur et p.-d.g. de la clinique l’Actuel, le Dr Réjean Thomas explique qu’une part importante de sa clientèle pratique aujourd’hui le chemsex, c’est-à-dire qu’on mélange drogue dure et sexe.Nous sommes à la limite de ce qu’on peut faire

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