Les géants de l’édition étouffent les bibliothèques universitaires
Il est peutêtre temps que les bibliothèques, les chercheurs, les étudiants et les administrateurs d’université prennent un peu de recul et remettent en question le modèle d’accès aux publications, dont le prix est établi par les entreprises sans commune mesure avec les coûts de production VINCENT LARIVIÈRE
C’est une véritable « arnaque » qui provoque la grogne des universités partout dans le monde, y compris au Québec. Les coûts d’abonnement aux périodiques scientifiques ont explosé depuis une quinzaine d’années, au point où les bibliothèques universitaires doivent sacrifier leurs achats de livres.
Les cinq plus grands éditeurs scientifiques, qui publient plus de la moitié des articles savants dans le monde, étranglent les bibliothèques universitaires. Ces conglomérats privés accaparent désormais entre 70 % et 80 % des budgets d’acquisition des bibliothèques, qui sont prises en otages par cette industrie parmi les plus rentables du monde.
«Les revues savantes demandent des sommes pharaoniques pour leurs abonnements. On peut parler d’une arnaque », dit Vincent Larivière, professeur à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal (UdeM). Il dirige la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante.
Dans une étude qui sera publiée le 1er septembre 2018, le chercheur et ses collègues concluent que les universités nord-américaines « n’en ont pas pour leur argent » avec la conversion au numérique des publications savantes. Le prix moyen des revues scientifiques américaines a été multiplié par huit entre les années 1984 et 2010. Durant la même période, le coût de l’ensemble des biens et services a simplement doublé.
Cette « crise des périodiques » donne des maux de tête aux gestionnaires des bibliothèques universitaires partout dans le monde. De Harvard à l’Université de Californie jusqu’aux universités québécoises, la résistance s’organise contre les pratiques «abusives» des géants de l’édition scientifique.
Le cheval de Troie numérique
Le passage à l’ère numérique a mené à cette crise. À l’époque des publications en papier, les bibliothèques universitaires s’abonnaient à un nombre limité de périodiques savants jugés essentiels.
L’arrivée des publications électroniques a chamboulé cette industrie : cinq géants de l’édition scientifique sont nés à coups de fusions et d’acquisitions — les groupes Elsevier, Springer Nature, John Wiley & Sons, Taylor & Francis et Sage Publications.
Plutôt que d’offrir leurs publications à la pièce, ces immenses éditeurs ont proposé aux bibliothèques universitaires l’accès à l’ensemble de leurs catalogues numériques pour le même prix qu’elles payaient pour un choix limité de publications imprimées. Une aubaine !
Cette aubaine était trop belle pour être vraie, explique Vincent Larivière : les éditeurs ont augmenté le prix de leurs abonnements à ces « grands ensembles » de 5 %, 10 % ou même 15 % par année.
Résultat : les bibliothèques universitaires consacrent en moyenne 73 % de leur budget annuel d’acquisition aux abonnements aux périodiques, comparativement à 53 % en 1986.
Matière première gratuite
« Ces grandes ententes avec les éditeurs de périodiques ont mené à des difficultés financières dans plusieurs bibliothèques », indique l’étude de Vincent Larivière.
« L’édition scientifique est devenue une des industries les plus rentables au monde. Il est peut-être temps que les bibliothèques, les chercheurs, les étudiants et les administrateurs d’université prennent un peu de recul et remettent en question le modèle d’accès aux publications, dont le prix est établi par les entreprises sans commune mesure avec les coûts de production », poursuit le document.
« L’arnaque », pour reprendre le mot de Vincent Larivière, vient en partie du fait que les revues comme Nature ou
Scientific American ne paient pas un sou pour leurs articles. Les chercheurs produisent gratuitement leurs articles scientifiques. Ça fait partie de leur travail rémunéré en tant que professeurs d’université. Les articles sont aussi révisés par des pairs bénévoles.
Les grands éditeurs privés comme Springer (qui publie Nature) font des centaines de millions de dollars de profits en revendant du travail produit par des fonds publics. « On donne nos articles et on nous les revend à gros prix », résume Vincent Larivière.
Pas étonnant que les éditeurs de périodiques scientifiques fassent des marges de profit pouvant atteindre 40 %, souligne-t-il. Les chiffres sont impressionnants. Par exemple, Elsevier a réalisé en 2015 des profits de 1,5 milliard $US sur des revenus de 8,8 milliards.
Et pourquoi les bibliothèques restent-elles abonnées à ces publications qui coûtent une fortune? Pourquoi, aussi, les chercheurs continuent-ils de soumettre leurs articles (gratuits) à ces périodiques ? Parce que ces revues sont prestigieuses. Elles sont beaucoup lues. Beaucoup citées. Et pour un professeur d’université, il est impératif de publier des articles et d’être cité. C’est le nerf de la guerre. La règle implacable du « publish or perish ».
Prestige et résistance
Les grands conglomérats misent sur la solidité de leurs titres vedettes — comme Nature ou Scientific American — pour imposer aux bibliothèques l’abonnement à gros prix à l’ensemble de leurs publications. C’est comme pour le câble : les abonnés paient pour un bouquet obligatoire de 50 chaînes, mais n’en regardent que huit…
Devant l’explosion des coûts d’abonnement, les universités ont réagi. L’Université de Montréal a vécu une « tempête parfaite » en 2014, explique Richard Dumont, directeur des bibliothèques de l’UdeM. Cette année-là, les bibliothèques de l’établissement n’ont acheté pratiquement aucun livre. Le budget de documentation a baissé à cause des compressions budgétaires du gouvernement, au moment où les coûts des grands ensembles de périodiques atteignaient un sommet.
Riposte des universités
L’UdeM a mené une vaste remise en question de son modèle d’acquisition de périodiques. Les bibliothèques de l’UdeM avaient accès à 50 000 publications scientifiques, mais à peine 5893 (12 %) étaient essentielles — parce que les titres ont été téléchargés, cités ou mentionnés par la communauté universitaire.
Armée de ces chiffres bien étayés, l’Université a renégocié ses contrats avec les géants de l’édition. Le service des bibliothèques économise désormais 1 million de dollars par année, sur un budget d’acquisitions d’environ 11 millions.
L’exemple de l’UdeM fait boule de neige : 28 universités canadiennes ont fait de même et tentent de renégocier leurs forfaits auprès des grands fournisseurs de périodiques, selon Stéphanie Gagnon, directrice des collections aux bibliothèques de l’UdeM.
La résistance s’organise aussi ailleurs dans le monde, note une étude du professeur Vincent Larivière publiée en 2015 : « En 2012, la campagne The Cost
of Knowledge, entamée par le mathématicien Timothy Gowers, protestait contre le modèle d’affaires d’Elsevier et demandait aux chercheurs de boycotter ses revues en cessant de soumettre et d’évaluer.
« D’une façon analogue, plusieurs bibliothèques universitaires, y compris l’Université de Californie et Harvard, ont menacé de boycotter les grands éditeurs à but lucratif, tandis que d’autres, telles que l’Université de Constance en Allemagne, ont simplement annulé tous les abonnements à Elsevier, puisqu’elles n’étaient pas en mesure de suivre leur politique agressive de prix, soit une augmentation de 30 % sur cinq ans. »