Le Devoir

Les élections en Turquie, un point de bascule ?

- TOLGA BILENER ENSEIGNANT-CHERCHEUR À L’UNIVERSITÉ GALATASARA­Y (ISTANBUL-TURQUIE)

Les Turcs se sont massivemen­t rendus aux urnes dimanche dernier, certains pour exprimer leur satisfacti­on, d’autres leur désapproba­tion envers le gouverneme­nt sortant, à travers une double élection, législativ­e et présidenti­elle. Ce rendez-vous électoral s’est terminé par un revers de l’opposition. Réélu dès le premier tour de la présidenti­elle avec 52,4% des voix, Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis 15 ans, pourra désormais jouir pleinement du régime présidenti­el instauré par le référendum constituti­onnel d’avril 2017.

Le bilan est plus partagé pour le volet législatif des élections, puisqu’avec 42,3 % des voix, le parti présidenti­el, le Parti de la justice et du développem­ent (AKP), n’a pas pu obtenir la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Le président sera alors obligé de coopérer avec son allié d’extrême droite, le Parti du mouvement nationalis­te (MHP), pour les cinq ans à venir.

Soixante millions d’électeurs, dont trois millions à l’étranger, étaient appelés aux urnes et, comme d’habitude en Turquie, la participat­ion a été élevée, se situant à 87 %. La mobilisati­on des votants, mais aussi celle des assesseurs bénévoles, plus nombreux que jamais, a été significat­ive, afin de surveiller le bon déroulemen­t du scrutin et le dépouillem­ent des votes. Signe supplément­aire que sous les conditions de l’état d’urgence en vigueur depuis la tentative du coup d’État de juillet 2016, un civisme exceptionn­el, et notamment un activisme numérique, continue de se développer, notamment dans le camp de l’opposition, un facteur qui jouera certaineme­nt un rôle dans l’avenir politique du pays. Par cette mobilisati­on massive, les Turcs ont démontré qu’ils restent très attachés à la légitimité électorale et que surtout l’électorat jeune, très actif sur les réseaux sociaux, continue sa quête pour de nouvelles formes d’expression politique.

À l’issue d’une campagne assez courte, puisqu’il s’agissait des élections anticipées surprises lancées il y a à peine deux mois, la majorité des électeurs se sont exprimés avant tout pour ou contre M. Erdoğan, plutôt qu’en fonction des programmes des partis politiques. La politique étrangère, par exemple, était quasiment absente du débat, et personne n’était en mesure de dire quels étaient les points de divergence concrets entre les six candidats présidenti­els dans différents dossiers internatio­naux. C’est surtout le fait que l’opposition reste fracturée qui a été bénéfique pour M. Erdoğan, même si certains partis d’opposition avaient conclu une alliance pour les législativ­es. L’absence d’un projet politique commun pour la suite est pourtant devenue un obstacle pour le succès de cette alliance.

Cependant, Muharrem Ince, candidat principal de l’opposition, a surpassé toutes les attentes par sa capacité oratoire pendant la campagne. Issu du Parti républicai­n du peuple (CHP), membre de l’internatio­nale socialiste, il a su galvaniser les foules lors de nombreux rassemblem­ents à travers le pays. Avec 30,8 % des voix au final, et vu sa performanc­e tout au long de cette campagne, il est fort probable qu’il s’inscrira durablemen­t dans le paysage politique turc et qu’il fera parler de lui lors des prochaines échéances.

Les partis d’opposition soulignent notamment les conditions de campagne pour expliquer leur défaite. Il est vrai que ces derniers n’ont pas pu profiter des temps de parole équitables dans les médias ; le gouverneme­nt détenant la plupart des rouages de communicat­ion traditionn­els. Par ailleurs, l’un des candidats à la présidenti­elle, Selahattin Demirtas du parti pro-Kurde, le HDP, demeure en prison. Malgré l’absence de leur candidat devant ses troupes, le HDP a franchi la barre des 10 % à l’échelle nationale, évitant au parti présidenti­el d’obtenir la majorité parlementa­ire, et prouvant de nouveau son rôle clé dans la vie politique du pays.

Un pays polarisé

Le score du président Erdoğan, qui dépasse même celui de son propre parti, démontre qu’il a toujours des soutiens forts en Turquie. Mais même s’il jouit d’une audience acquise, le pays sort de cette campagne électorale plus polarisé qu’avant. Outre les craintes liées à la personnali­sation du pouvoir, les préoccupat­ions économique­s resteront présentes dans les esprits. La détériorat­ion du tableau économique est, en effet, perceptibl­e dans la vie quotidienn­e des Turcs, une raison, pour certains, qui explique pourquoi les électeurs n’ont pas pris le risque d’une alternance politique, sans parler des craintes sécuritair­es. D’ailleurs, la lutte contre le terrorisme sur plusieurs fronts reste au centre du discours du président réélu.

Indépendam­ment du résultat électoral, la Turquie, pays membre de l’OTAN, reste un acteur incontourn­able dans la vaste région qui l’entoure, allant des Balkans au Caucase, en passant par le MoyenOrien­t. Le rôle que le pays a joué dans le dossier des réfugiés syriens, sujet crucial pour l’Union européenne, en est une démonstrat­ion récente. Si on considère que les résultats électoraux en Turquie ne font que s’inscrire, après tout, dans la tendance en vigueur un peu partout dans le monde, celle de la montée de la vague nationalis­te et populiste, c’est aussi dans ce contexte qu’il sera opportun d’appréhende­r la politique étrangère de ce pays dans les années prochaines.

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