Paul Gérin-Lajoie, ce révolutionnaire pas si tranquille
JOURNALISTE
C’est en février dernier, au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, que j’ai rencontré Paul Gérin-Lajoie pour la dernière fois, aux funérailles de son épouse, madame Andrée Papineau. J’espérais l’y trouver, malgré son état de santé et son grand âge ; il allait avoir 98 ans dans deux jours. Il est bien là, en fauteuil roulant, au milieu de sa famille et de quelques proches. Il salue, répond, avec un filet de voix cassée, presque inaudible, mais souriant, d’un sourire attristé. De celui qui sait que l’immense chantier qu’a été sa vie est loin d’être fini, et que même en trois quarts de siècle, il n’aura pas eu le temps de réaliser tout ce dont il rêvait.
Je lui dis tout ce que je lui dois, me retrouvant affligé de voir cette immense volonté politique et cette intense force réformiste réduites à l’ultime faiblesse qui nous attend tous.
Quand j’ai retrouvé mon métier de journaliste, en 1966, après trois années comme conseiller en communications auprès du premier ministre de l’Éducation du Québec, je ne pouvais penser replonger, 50 ans plus tard, dans cette époque vibrante, au coeur de la Révolution tranquille, avec une plume attentive aux survivants de sa garde rapprochée, qui voulait rappeler de façon éclatante à des Québécois assez peu fidèles à leur nostalgique devise le rôle crucial, rôle «du tonnerre», que Paul GérinLajoie a joué parmi eux et pour eux pendant sept décennies. Et mieux, faire connaître au monde entier cette carrière exemplaire au service de l’éducation, de la démocratie, du progrès social, de la liberté et de la paix, non seulement dans son pays, mais à l’échelle internationale. Bref, préparer sa candidature au prix Nobel de la paix.
L’honneur serait mérité, je n’en doutais pas. Son profil et son oeuvre sont ceux de la plupart des personnalités qu’a honorées le Parlement norvégien, d’Henri Dunant (1901), fondateur de la Croix-Rouge, à mère Teresa, en passant par Albert Schweitzer, médecin missionnaire au Gabon ou — exemple plus approprié — Ferdinand Buisson, président de la Ligue de l’enseignement, maître d’oeuvre du fondamental Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, cofondateur de la Ligue des droits de l’homme. Ajoutons pour mémoire le cardinal Paul-Émile Léger, dont ses admirateurs ont proposé le nom au jury d’Oslo en 1986. Les uns se battaient contre la guerre, contre la lèpre; M. Gérin-Lajoie contre l’ignorance, mère de la pauvreté, de la misère, de la rancoeur et de la guerre.
Mais était-ce possible? Le comité Nobel reçoit des milliers de propositions. Et le célèbre prix est aussi parfois une affaire politique, la petite monnaie de l’influence scandinave en affaires internationales. Henry Kissinger et Le Duc Tho avaient été stratèges de guerre avant de signer la paix ; Menahem Begin (ancien commandant de l’Irgoun) et Yasser Arafat de l’OLP n’étaient pas particulièrement des pacifistes. En avril 2013, le dossier est prêt, on saura la décision en décembre. Mais le prix ira à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, gracieuseté de Bachar al-Assad.
Réforme importante et difficile
Monsieur Gérin-Lajoie le méritait autant que bien d’autres. La Révolution tranquille a eu un grand général, Jean Lesage, elle a aussi eu quelques lieutenants incontournables, et au premier rang celui qui en a été l’axe intellectuel. Et le principal concepteur. De tous les artisans du grand bond en avant des années 1960, il aura piloté la plus importante réforme et la plus difficile. La plus pérenne aussi. C’est le grand chantier de l’éducation, une affaire de six années densément remplies, qui a bouleversé la préfecture assoupie qu’était le Québec.
La tâche était gigantesque. Élu de justesse (149 voix de majorité), le jeune ministre doit, pour réaliser les réformes envisagées dans le programme libéral qu’il a contribué à rédiger, refuser d’abord le poste prestigieux de procureur général auquel Lesage le destinait, réclamer plutôt le ministère mineur de la Jeunesse, responsable des quelques établissements (écoles de métiers, des Beaux-Arts, instituts de technologie) qui échappaient au contrôle clérical, puis celui de secrétaire de la province, sinécure qui coiffait le défunt département de l’Instruction publique, chasse gardée des évêques, réunissant ainsi toutes les pièces du jeu.
Il fallait ensuite forcer la main d’un Lesage qui avait emphatiquement proclamé : « Tant que je serai premier ministre, il n’y aura pas de ministère de l’Instruction publique!» Tenir bon contre nombre de ses collègues qui craignaient l’intervention de l’Église omniprésente ; négocier avec des évêques; même se rendre au Vatican. Mission accomplie.
Pendant soixante années, on l’aura trouvé à tous les grands carrefours du cheminement de la société québécoise
Paul Gérin-Lajoie allait en même temps lancer la réforme de l’AANB avec ce que l’on a baptisé de «doctrine Gérin-Lajoie » l’affirmation de la souveraineté du Québec dans toutes les questions de sa juridiction. Ce versant de son action politique allait fournir au parti de Pierre Trudeau, à Ottawa, la raison de se méfier de lui et de lui proposer subtilement la direction de l’ACDI, qu’il dirigera six ans et dont il étendra l’action à toute l’Afrique francophone.
Eut-il succédé à Jean Lesage, la bruyante Révolution tranquille se serait poursuivie quelques années. Devant un Parti libéral rajeuni, Daniel Johnson aurait-il été élu, substituant la parole à l’action ? René Lévesque serait-il resté au Parti libéral? Le Parti québécois aurait-il été créé? Car la doctrine Gérin-Lajoie, cela ne s’appelle-t-il pas, en langage politique, souveraineté-association ?
Reprendre la tâche
Politique, Constitution, éducation, tout cela était dans l’ADN de GérinLajoie. Descendant de longues lignées de juristes, les Gérin-Lajoie, Dorion, Lacoste, lié aux Papineau, ce spécialiste du droit constitutionnel veut surtout, au début de sa carrière, reprendre la tâche laissée en plan en 1876 lors de l’abolition par le gouvernement conservateur de Charles de Boucherville, sous les pressions des évêques de Montréal et de Québec, Mgr Ignace Bourget et le cardinal Alexandre Taschereau, de l’éphémère ministère de l’Instruction publique qu’avait créé P.J.O. Chauveau, le Gérin-Lajoie du XIXe siècle.
Personne n’était plus capable ni mieux formé que le jeune homme de 40 ans qu’était Paul Gérin-Lajoie. À son retour d’Oxford, conseiller juridique des commissions scolaires et de divers collèges, il rencontre nombre de ceux qui seront de son équipe de 1960. Dès 1952, secrétaire de la Fédération libérale du Québec, il est responsable, avec G.H Lapalme, du programme du parti, principalement en matière d’éducation et de Constitution.
Sa capacité à embrasser l’ensemble du paysage à construire, son attention au détail, sa rigueur, son exigence, ses tournées quasi napoléoniennes pour enrôler l’opinion, son souci d’impliquer la jeunesse par la création de l’Action sociale étudiante, rien de cela n’aurait étonné ses collègues du collège Brébeuf, qui l’avaient vu passionné de botanique, de photographie de haut niveau, de littérature, de théâtre, comme auteur, metteur en scène, acteur. L’action de Paul Gérin-Lajoie se prolongera bien au-delà du cadre national. Il fut le responsable des premiers accords internationaux de l’histoire de la province de Québec, signa en 1965 les accords de coopération avec la France ainsi qu’avec l’Italie, principalement en matière d’immigration. Il établit des liens avec de nombreux pays francophones d’Afrique. Un travail qu’il continuera grâce à sa Fondation.
Pendant soixante années, on l’aura trouvé à tous les grands carrefours du cheminement de la société québécoise.
J’ai eu la chance de n’avoir jamais eu de patron, de boss, seulement des mentors. Et celui qui m’a le plus marqué vient de disparaître. Je dois beaucoup à monsieur Paul Gérin-Lajoie, ce révolutionnaire pas si tranquille qui m’a tellement appris, par sa détermination, à atteindre ses buts, cela dut-il prendre dix ans, ou vingt ans, par sa vision, son enthousiasme, sa rigueur, son opiniâtreté, sa patience.
Nous sommes quelques millions à partager cette dette.