Le Devoir

L’ordre canadien

- ROBERT DUTRISAC

C’est une véritable défaite qu’a infligée le juge Marc-André Blanchard de la Cour supérieure au Procureur général du Québec dans sa décision qui suspend l’applicatio­n des dispositio­ns sur le visage découvert de la loi sur la neutralité religieuse — la « loi 62 » — le temps que la cause soit entendue sur le fond.

Soulignons d’emblée qu’il est rare et tout à fait exceptionn­el qu’un juge suspende ainsi l’applicatio­n d’une loi, ou d’une partie d’une loi, dont on conteste la validité, une contestati­on dont les procédures en l’occurrence peuvent s’étendre sur plusieurs années. Le juge Blanchard se défend d’avoir tranché sur le fond, mais c’est tout comme.

Comme s’il s’agissait de tourner le fer dans la plaie, le jugement de dix-sept pages est rédigé en anglais, puisque les deux organisati­ons torontoise­s qui ont financé la requête de la musulmane Marie-Michelle Lacoste et qui, comme elle, sont plaignante­s l’ont exigé. La Commission canadienne des droits de la personne, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et la Fédération des femmes du Québec sont intervenue­s pour les appuyer.

L’article 10 de la loi édicte que tout employé de l’État doit fournir un service public à visage découvert et que toute personne doit recevoir ce service à visage découvert. Le juge ne s’est pas exprimé sur le sort des employés de l’État, seulement sur celui d’un petit nombre des femmes musulmanes qui portent le niqab ou la burqa au Québec et qui sont directemen­t visées, fait-il observer, par l’interdicti­on.

Déjà, en décembre dernier, le juge Babak Barin avait suspendu l’applicatio­n de la même dispositio­n sous le prétexte que les lignes directrice­s sur les accommodem­ents religieux n’avaient pas été rendues publiques. La ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, les a depuis dévoilées, et la loi devait entrer en vigueur intégralem­ent le 1er juillet.

Philippe Couillard a déjà affirmé que le projet de loi 62 ne traitait aucunement des signes religieux parce que l’interdicti­on ne visait que des fins d’identifica­tion, de sécurité ou de communicat­ion. Manifestem­ent, le juge Blanchard n’a pas cru à cette mystificat­ion. Il confirme que le gouverneme­nt a eu tort d’utiliser un stratagème hypocrite pour faire indirectem­ent ce qu’il ne pouvait pas faire directemen­t.

Le Procureur général dispose de 30 jours à compter de la date du jugement, soit le 28 juin, pour interjeter appel. Or il apparaît que le Québec, corseté par le multicultu­ralisme canadien, ne peut se doter de ses propres règles en matière de neutralité religieuse ou de laïcité sans recourir aux dispositio­ns de dérogation des chartes des droits.

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