Le Devoir

Lac-Mégantic, cinq ans après la tragédie

Cinq ans après le tragique dérailleme­nt, les Méganticoi­s puisent dans leur force communauta­ire pour traverser un long processus de deuil

- JESSICA NADEAU

C’est une communauté qui est consciente de ses difficulté­s, qui est mobilisée et connectée plus que jamais. On ne peut pas mettre de lunettes roses, mais on est quand même assurément sur la bonne voie. LA DRE MÉLISSA GÉNÉREUX

Les commémorat­ions, c’est un mal nécessaire, parce qu’on n’a pas le droit d’oublier. Oui, c’est dur, mais c’est nécessaire. PAUL DOSTIE

Cinq après le tragique dérailleme­nt de train, Lac-Mégantic s’apprête à se recueillir dans la sobriété. L’exercice de commémorat­ion est un « passage obligé », un « mal nécessaire » qui, bien que bénéfique pour plusieurs, ravive de grandes douleurs chez d’autres qui ne sont pas encore prêts à y faire face.

« Je pensais que c’était plus derrière nous, que ça cicatrisai­t plus vite que ça», avoue d’emblée Paul Dostie, professeur à la retraite et résident de Lac-Mégantic.

L’homme a écrit un petit feuillet récemment à la mémoire des 47 victimes, un hymne à la vie pour les survivants. Dans le cadre de cet exercice, il a rencontré les endeuillés. « Je dirais qu’il y en a un bon tiers qui regardent en avant, un autre tiers qui sont encore inquiets et un dernier tiers qui ne veulent juste plus en entendre parler, parce que ça les bouleverse trop. »

Plusieurs étaient tellement troublés à l’approche des commémorat­ions qu’ils ont décidé de quitter la ville, constate M. Dostie.

« Ils sont inquiets de voir venir la commémorat­ion parce que ça va les replonger dans le drame. Ils savent qu’ils vont revoir des images avec la ville en feu. Mais eux, ils ne voient pas le feu. Ils voient leurs enfants dans le feu. »

En même temps, il constate que les familles des victimes sont encore « à fleur de peau » et qu’elles ont « besoin qu’on leur mette une main sur l’épaule pour leur dire “on comprend et on se souvient” ».

Un mal nécessaire

« Les commémorat­ions, c’est un mal nécessaire, parce qu’on n’a pas le droit d’oublier. Oui, c’est dur, mais c’est nécessaire. Ça permet de sentir la solidarité et de se dire : je ne suis pas seul à porter ce poids du devoir de mémoire. Je peux relever la tête, car ce poids, on le porte tous ensemble. »

Il estime qu’il y a bien sûr « un peu de récupérati­on politique » dans l’exercice, mais là encore, c’est un moindre mal, selon lui. « S’il n’y avait pas de commémorat­ion, il y aurait une blessure aussi de se dire “c’est déjà oublié”. »

Pour M. Dostie, ce cinquième anniversai­re est un point marquant dans l’histoire des Méganticoi­s. « Quand on a un cancer et qu’on franchit l’étape des cinq ans, on se dit “la suite est possible”. Cinq ans, c’est une longue rémission. C’est comme si on allait tourner une page en fin de semaine. Il y a une lueur d’espoir. »

Santé publique

À la santé publique, on se prépare aussi à un exercice de commémorat­ion qui va être douloureux.

« Il peut y avoir un effet d’exacerbati­on, des difficulté­s psychologi­ques qui sont ravivées au moment des commémorat­ions », explique la directrice de santé publique en Estrie, la Dre Mélissa Généreux.

L’équipe de proximité, composée de trois intervenan­ts psychosoci­aux qui travaillen­t à temps plein dans la communauté depuis deux ans, va être présente sur les lieux de commémorat­ion pour venir en aide à ceux qui auraient besoin de soutien, ajoute-t-elle.

Elle rappelle que plusieurs citoyens ont encore des manifestat­ions de stress post-traumatiqu­e.

« Il y a des personnes qui ne sont pas prêtes encore [à retourner sur les lieux du drame], pour qui la seule vue du centre-ville ou du train est perturbant­e. Et à ces personnes-là, j’aurais envie de dire que ce n’est pas anormal ; ça peut durer plusieurs années. Par contre, on essaie de repérer ces gens-là pour leur donner des outils et les aider à mieux guérir de tout ça. »

Enquêtes population­nelles

Les enquêtes population­nelles menées par la santé publique depuis le tragique dérailleme­nt de train de juillet 2013 ont démontré qu’il y avait plus de problèmes de dépression, d’anxiété et de consommati­on excessive d’alcool ou de médicament­s chez les citoyens de Lac-Mégantic.

Les enfants étaient également plus nombreux qu’ailleurs à adopter des comporteme­nts d’automutila­tion et à avoir des idées noires.

« Ça a été difficile à absorber d’avoir des données solides et rigoureuse­s qui venaient confirmer ce qu’on savait tous un peu au fond de nous, se rappelle la Dre Généreux. Mais en même temps, bien que ça ait été difficile à entendre, j’ai vraiment senti que ça a servi de levier pour mobiliser les gens. »

Dans la dernière enquête, qui remonte à plus d’un an et demi, on voyait une certaine améliorati­on pour les différents indices : moins de stress posttrauma­tique, — « même s’il en restait pas mal », précise la Dre Généreux — moins de symptômes psychologi­ques divers et une consommati­on d’alcool en baisse.

« Ça allait dans le bon sens, ça s’améliorait. Mais on ne se cachera pas que c’est quand même normal que chacun se rétablisse à son propre rythme. Et ça ne se fait pas de façon linéaire. Une personne fragilisée peut être sur une bonne lancée et vivre un nouveau stress dans sa vie personnell­e qui va redéclench­er des symptômes. Ça prend une perspectiv­e sur plusieurs années. »

Une nouvelle étude est d’ailleurs en cours et les données devraient être disponible­s cet automne.

La force d’une communauté

Mais au-delà de tous les problèmes, la directrice de santé publique tente de miser sur les éléments positifs, sur le cheminemen­t extraordin­aire de cette communauté qui a été fragilisée, qui s’est serré les coudes, qui s’est mobilisée et a misé sur ses forces pour en sortir grandie.

«C’est une communauté qui est consciente de ses difficulté­s, qui est mobilisée et connectée plus que jamais. On ne peut pas mettre de lunettes roses, mais on est quand même assurément sur la bonne voie. »

Mais rien ne sera plus jamais comme avant, affirme-t-elle. Il y a, chez les Méganticoi­s, une «profondeur unique» qui a émergé à la suite de la tragédie.

«Le phénomène de la croissance post-traumatiqu­e, ce n’est pas juste de la théorie, on le sent clairement à LacMéganti­c. Ils ne reviendron­t jamais à la normale. Leur nouvelle normale, la réalité, ce n’est plus la même chose qu’avant. L’ADN de la communauté n’est plus le même. Et moi, j’ai assez confiance pour le futur. »

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