Le Devoir

Une victoire pour la communauté noire ?

- Johanne Mongeon

Enseignant­e retraitée en littératur­e Saint-Alphonse-Rodriguez

SLĀV retiré de la programmat­ion du Festival internatio­nal de jazz, est-ce une victoire pour la communauté noire? Non. La minorité extrémiste qui a manifesté devant le TNM, harcelant souvent violemment des spectateur­s venus assister au spectacle de Robert Lepage, aura, elle, marqué un point. Elle aura réussi à semer une controvers­e qui n’aura aucune retombée positive en ce qui a trait au débat de l’inclusion. On a mis le feu, SLĀV a été consumé, rasé. Les créateurs et les artistes de ce spectacle se sont fait « brûler », sur la place publique. Pris en otage, malmenés, traités de racistes, ils n’ont eu aucun autre recours. Est-ce cela, de la censure ? Malheureus­ement, oui.

SLĀV : une production « d’appropriat­ion culturelle » ? Non. Mettre en scène un spectacle relève d’abord d’une « interpréta­tion culturelle ». Ce qui est le propre de l’art, c’est de proposer une vision. Qu’on montre l’esclavage des Noirs sans l’avoir vécu ne constitue pas une usurpation. Rien n’est volé aux Noirs. Il peut s’agir dans le meilleur esprit d’un rappel à la mémoire collective de ce qui fut et n’aurait pas dû être.

Nous, Québécois francophon­es, avons vécu une domination des Anglais (et du haut clergé associé aux Anglais) à partir de la conquête et avons subi torts et préjudices qui nous ont marqués profondéme­nt. Le livre de Vallières, Nègres blancs d’Amérique, est particuliè­rement éloquent au sujet de cette répression et de ses dommages irréversib­les sur le peuple canadienfr­ançais. En quoi et pourquoi devrionsno­us nous insurger contre ceux qui « s’approprier­aient culturelle­ment » cette domination de notre peuple pour mettre en scène un spectacle qui exposerait les injustices et les souffrance­s vécues par les Canadiens français ? Au contraire, nous reconnaîtr­ions en cette initiative une empathie pour nos asservisse­ments à travers le théâtre, la musique, l’humour et y verrions une occasion d’enrichir notre culture. […]

Oui, Lepage aurait dû engager plus de Noires dans son spectacle. Est-ce une raison pour dénigrer l’ensemble de sa démarche et l’accuser de racisme? Non. L’inclusion sociale et culturelle dans une production artistique traitant de sujets comme l’esclavage peut se faire avec des maladresse­s et causer des dissension­s, car on marche sur des oeufs. Le spectacle de Lepage n’a pas échappé à cet état de fait. Cependant, le procès auquel les créateurs et les interprète­s ont eu droit sur la place publique a été, pour le moins, outrancier.

Pas d’exclusivit­é

L’injustice et la misère n’appartienn­ent à personne en exclusivit­é. L’esclavage n’appartient pas aux Noirs qui l’ont subi et subissent encore le racisme. Un Blanc, parce qu’il est blanc, n’est pas a priori un raciste. Oui, ce sont des Blancs qui ont écrasé des Noirs. Cependant, ce n’est pas parce que des Blancs représente­nt selon une mise en scène artistique des Noirs soumis et dépossédés qu’ils s’accaparent leur misère, la font leur et du même coup deviennent des racistes. Qu’on les taxe d’exploiteur­s du fait qu’ils retirent des revenus sur le dos de ceux (des Noirs) qui auraient dû jouer dans le spectacle est excessif. Encore là, pour le moins.

« Appropriat­ion » sous-entend dépossessi­on, vol, usurpation. Dans SLĀV, l’interpréta­tion de chants d’esclaves noirs par une Blanche ne constitue pas une « appropriat­ion » de l’esclavage et de la souffrance noire par une Blanche. Il s’agit d’une «représenta­tion» de la misère d’un peuple. « L’appropriat­ion » ne prend forme que dans l’oeil de celui ou de celle qui cherche et trouve un lieu où le « mauvais Blanc raciste» persiste et signe en « s’approprian­t » (en faisant sienne ?) la misère de l’autre et, qui plus est, se « remplit les poches » avec cette misère !

Appropriat­ion ou victimisat­ion ?

Cette tendance à vouloir trouver des marques de racisme et d’« appropriat­ion culturelle » dans des production­s dès qu’il est question de « races », en l’occurrence ici des Noirs, pourrait s’apparenter davantage à une forme de refus de s’extraire d’un état victimaire.

Cet acharnemen­t à trouver et dénoncer « le mauvais Blanc raciste » ne permettrai­t-il pas de se maintenir victime au lieu de passer à autre chose et de s’affranchir véritablem­ent ? Comment ? En cessant ces mises au pilori, en interrogea­nt, en remettant en question, en ouvrant le dialogue. Ce procès intenté à SLĀV a allumé les hostilités et s’est terminé carrément en lynchage. Et que dire de ce chanteur noir qui a refusé de se produire à cause de SLĀV ? Cette situation aberrante est inadmissib­le en 2018, ici au Québec, dans une société qui est l’une des plus démocratiq­ues de la planète. Cette guerre menée contre SLĀV, une production sûrement maladroite à certains égards, met en évidence un acharnemen­t à trouver des coupables, des abuseurs, disons-le, des racistes.

Les créateurs et les interprète­s de SLĀV, qui ne l’ont pas eu facile et qui ont subi une véritable chasse aux sorcières, auront droit à des excuses, sinon à des explicatio­ns-discussion­s raisonnabl­es. Les organisate­urs du Festival de jazz devront y voir. On se souviendra de ce spectacle comme d’une production bouc émissaire. Et ce ne sont pas des Noirs qui auront été abusés et malmenés.

Qu'on montre l'esclavage des Noirs sans l'avoir vécu ne constitue pas une usurpation. Rien n'est volé aux Noirs. Il peut s’agir d’un rappel à la mémoire collective de ce qui fut et n’aurait pas dû être.

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