Le Devoir

Transforme­r le Québécois en homme blanc

- Marc André Bodet Professeur agrégé en science politique de l’Université Laval

La dernière semaine a vu naître et croître une controvers­e médiatique autour du spectacle SLĀV de Béatrice Bonifassi et Robert Lepage. On a eu droit à un cours accéléré en cultural

studies où les concepts d’appropriat­ion culturelle, de racisme systémique et d’intersecti­onalité ont intégré les chroniques, éditoriaux et gazouillis de la sphère médiatique.

Les sciences sociales ont été hésitantes à sortir ces concepts lourds de sens de la marge critique pour finalement les intégrer au corpus dominant, en enseigneme­nt et en recherche. L’apport des travaux critiques de cette tradition aux sciences sociales est indéniable. Ils ont enrichi de manière significat­ive la boîte à outils des chercheurs et chercheuse­s intéressés à la sociologie des acteurs, aux mouvements sociaux, aux dynamiques électorale­s, et j’en passe. Mais le discours identitair­e à la sauce critique a aussi des conséquenc­es politiques substantie­lles. Deux sont ici nommées et illustrées par la controvers­e SLĀV. Mais la liste est bien plus longue.

Premièreme­nt, on assiste à une redéfiniti­on des acteurs de la sphère publique. On attache à ceux-ci des qualificat­ifs plus ou moins pertinents selon le contexte. S’il est probableme­nt utile, lorsque les oeuvres s’y prêtent, de spécifier que telle dramaturge est afro-américaine ou encore acadienne pour comprendre sa démarche artistique, il est souvent réducteur et superflu de mettre dans une case identitair­e la plupart des artistes, personnali­tés publiques ou experts universita­ires. Le cas Bonifassi est d’ailleurs patent. La couverture médiatique de ses projets artistique­s récents nous laisse penser que la chanteuse n’est plus une artiste québécoise, bien qu’elle y vive depuis des années. Elle n’est souvent même plus une artiste tout court. Elle est devenue une artiste d’origine française, avec des racines à travers l’Europe. Son identité aura fini par manger son appartenan­ce à une société définie malgré le fait que son apport important à la chanson d’expression française et anglaise soit définitive­ment ancré au Québec. Que l’artiste ressente et vive au quotidien ses racines culturelle­s est tout à fait normal. Qu’on la définisse médiatique­ment par cellesci est une tout autre histoire. Transforma­tion du discours critique Deuxièmeme­nt, et c’est ce qui est le plus intéressan­t pour un chercheur en sciences sociales, est la transforma­tion assumée à travers le discours critique du Québécois en homme blanc (le masculin est ici un choix volontaire). On évacue alors complèteme­nt le projet de société politique construit autour d’un marqueur historique et géographiq­ue au profit d’une identité ethnocultu­relle et surtout physiologi­que. On fait du Québécois francophon­e, perçu jusqu’ici comme en situation précaire en Amérique du Nord, un symbole de la domination des puissants. Le voilà à la table des accusés.

Le cas Lepage prend ici tout son sens. Dramaturge ayant connu durant son enfance les derniers relents du colonialis­me britanniqu­e, l’artiste demeure, lui, un Québécois (lire: un Blanc francophon­e de tradition catholique issu de l’immigratio­n française de vieille date), à défaut d’un exotisme qu’on pourrait lui accrocher au cou. Mais il est maintenant un homme blanc, doublement dominant dans une société où le croisement entre ethnicité et genre marque les relations de domination. Le fait que Lepage vienne d’un milieu populaire est ici complèteme­nt occulté puisque la dialectiqu­e marxiste de classe a été remplacée par une dialectiqu­e toujours marxiste, mais maintenant construite autour de l’identité individuel­le.

Le discours identitair­e critique devient le glaive qui décapite à la fois les inégalités de classes traditionn­elles et l’appartenan­ce civique à la nation québécoise. C’est la fin d’un projet culturel commun, partagé. C’est surtout la dernière offensive de l’idéal multicultu­rel. La pièce 887 de Robert Lepage se termine par une interpréta­tion émouvante du Speak White de Michèle Lalonde. Cette ironie mérite qu’on la médite longuement.

On fait du Québécois francophon­e, perçu jusqu’ici comme en situation précaire en Amérique du Nord, un symbole de la domination des puissants. Le voilà à la table des accusés.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR La couverture médiatique des projets récents de Betty Bonifassi nous laisse penser que la chanteuse n’est plus une artiste québécoise, bien qu’elle vive au Québec depuis des années.

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