Le Devoir

Le tragique n’a pas de race

- Luc Archambaul­t Lévis Réplique au texte », publié le 4 juillet. trompé «Robert Lepage s’est

[…] Il n’y aurait pas eu de Renaissanc­e italienne s’il n’y avait pas eu appropriat­ion culturelle des héritages grecs. Il n’y aurait pas eu de Demoiselle­s d’Avignon si Picasso n’avait pas emprunté à l’esthétique des primitifs africains. En a découlé un engouement pour l’art africain qui ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui partout dans le monde sans l’apport de Picasso, qui nous a permis de l’apprivoise­r et de le connaître en le déconstrui­sant.

En s’approprian­t la musique et les chants d’esclaves de différente­s cultures dans le monde, Betty Bonifassi, une artiste, une interprète et une créatrice exceptionn­elle, partage l’indicible souffrance des esclaves en sortant de l’oubli leurs sombres et envoûtants chants et mélopées tragiques, non sans y avoir consacré des années de patientes recherches ethnologiq­ues que personne n’avait cru bon faire avant elle.

En soi, cet apport considérab­le de recherche musicograp­hique est digne de mention et doit être salué pour ce qu’il est, à savoir une contributi­on inestimabl­e au développem­ent de la connaissan­ce et de l’histoire de l’humanité souffrante.

Une personne, on ne sait trop pourquoi, s’empare d’un sujet et le développe pour en faire une oeuvre d’art digne de mention, peu importe sa race, son identité ethnique, ses croyances ou sa religion. C’est bel et bien le cas de cette entreprise titanesque de Betty Bonifassi.

Faire de la souffrance des esclaves une affaire de Noirs aux prises avec des Blancs esclavagis­tes est proprement aussi réducteur que bancal. L’esclavagis­me existait en Afrique bien avant que les Blancs s’en emparent et, comme de raison, les esclavagis­tes étaient alors noirs ou arabes comme leurs esclaves. L’esclavagis­me est la honte de l’humanité tout entière, non pas seulement celle des Blancs.

En s’attaquant à Robert Lepage, l’une des figures emblématiq­ues de l’art progressis­te du Québec, d’aucuns pensent démontrer que, si lui est raciste, c’est dire que tous les Québécois, incultes et moins développés que lui comme de raison, le sont, complèteme­nt et assurément.

Robert Lepage, un raciste?

Or, Robert Lepage est tout sauf raciste. C’est un maître de l’appropriat­ion artistique. Il en a fait sa marque de commerce. À commencer par La trilogie des dragons, un chef-d’oeuvre d’appropriat­ion culturelle, où Lepage s’est emparé de l’histoire de la communauté chinoise de Québec pour la célébrer, la magnifier, et pour sortir de l’oubli la destructio­n de leur quartier. L’avezvous dénoncé en 1985 ? Non pas ! Pour la bonne et simple raison que les Québécois d’origine chinoise de Québec n’ont pas manifesté leur indignatio­n, avec raison.

Robert Lepage dénonçait la destructio­n et le saccage du quartier chinois de la basse-ville pour y construire des échangeurs, comme on a détruit en haute-ville à la même époque le quartier où était située la maison ancestrale qu’habitait ma grand-tante Aline dans la rue Saint-Cyrille, près du parlement où elle faisait le ménage, pour y construire l’Édifice G et un semblant d’autoroute que l’on a détruit 30 ans plus tard pour en faire le boulevard René-Lévesque. […]

Si des Blancs ont été esclavagis­tes, d’autres Blancs ont combattu l’esclavage, sont morts pour son abolition. Est-ce de l’appropriat­ion culturelle que d’avoir combattu l’esclavagis­me et d’avoir pris fait et cause notamment pour les esclaves noirs? Si oui, c’est donc que l’appropriat­ion culturelle n’est pas en soi une tare. Il faut savoir faire les distinctio­ns qui s’imposent.

Du reste, rien n’empêche les Noirs du Québec de monter un spectacle mettant en scène la musique et les chants des esclaves noirs. Ils n’ont qu’à faire ce qu’ont fait Betty Bonifassi et Robert Lepage… Partir de rien, ou presque, et créer des oeuvres d’art… Quel est le problème ? […]

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