Le tragique n’a pas de race
[…] Il n’y aurait pas eu de Renaissance italienne s’il n’y avait pas eu appropriation culturelle des héritages grecs. Il n’y aurait pas eu de Demoiselles d’Avignon si Picasso n’avait pas emprunté à l’esthétique des primitifs africains. En a découlé un engouement pour l’art africain qui ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui partout dans le monde sans l’apport de Picasso, qui nous a permis de l’apprivoiser et de le connaître en le déconstruisant.
En s’appropriant la musique et les chants d’esclaves de différentes cultures dans le monde, Betty Bonifassi, une artiste, une interprète et une créatrice exceptionnelle, partage l’indicible souffrance des esclaves en sortant de l’oubli leurs sombres et envoûtants chants et mélopées tragiques, non sans y avoir consacré des années de patientes recherches ethnologiques que personne n’avait cru bon faire avant elle.
En soi, cet apport considérable de recherche musicographique est digne de mention et doit être salué pour ce qu’il est, à savoir une contribution inestimable au développement de la connaissance et de l’histoire de l’humanité souffrante.
Une personne, on ne sait trop pourquoi, s’empare d’un sujet et le développe pour en faire une oeuvre d’art digne de mention, peu importe sa race, son identité ethnique, ses croyances ou sa religion. C’est bel et bien le cas de cette entreprise titanesque de Betty Bonifassi.
Faire de la souffrance des esclaves une affaire de Noirs aux prises avec des Blancs esclavagistes est proprement aussi réducteur que bancal. L’esclavagisme existait en Afrique bien avant que les Blancs s’en emparent et, comme de raison, les esclavagistes étaient alors noirs ou arabes comme leurs esclaves. L’esclavagisme est la honte de l’humanité tout entière, non pas seulement celle des Blancs.
En s’attaquant à Robert Lepage, l’une des figures emblématiques de l’art progressiste du Québec, d’aucuns pensent démontrer que, si lui est raciste, c’est dire que tous les Québécois, incultes et moins développés que lui comme de raison, le sont, complètement et assurément.
Robert Lepage, un raciste?
Or, Robert Lepage est tout sauf raciste. C’est un maître de l’appropriation artistique. Il en a fait sa marque de commerce. À commencer par La trilogie des dragons, un chef-d’oeuvre d’appropriation culturelle, où Lepage s’est emparé de l’histoire de la communauté chinoise de Québec pour la célébrer, la magnifier, et pour sortir de l’oubli la destruction de leur quartier. L’avezvous dénoncé en 1985 ? Non pas ! Pour la bonne et simple raison que les Québécois d’origine chinoise de Québec n’ont pas manifesté leur indignation, avec raison.
Robert Lepage dénonçait la destruction et le saccage du quartier chinois de la basse-ville pour y construire des échangeurs, comme on a détruit en haute-ville à la même époque le quartier où était située la maison ancestrale qu’habitait ma grand-tante Aline dans la rue Saint-Cyrille, près du parlement où elle faisait le ménage, pour y construire l’Édifice G et un semblant d’autoroute que l’on a détruit 30 ans plus tard pour en faire le boulevard René-Lévesque. […]
Si des Blancs ont été esclavagistes, d’autres Blancs ont combattu l’esclavage, sont morts pour son abolition. Est-ce de l’appropriation culturelle que d’avoir combattu l’esclavagisme et d’avoir pris fait et cause notamment pour les esclaves noirs? Si oui, c’est donc que l’appropriation culturelle n’est pas en soi une tare. Il faut savoir faire les distinctions qui s’imposent.
Du reste, rien n’empêche les Noirs du Québec de monter un spectacle mettant en scène la musique et les chants des esclaves noirs. Ils n’ont qu’à faire ce qu’ont fait Betty Bonifassi et Robert Lepage… Partir de rien, ou presque, et créer des oeuvres d’art… Quel est le problème ? […]