Rêver sa vie comme un film
Jason Rodi marie cinéma et théâtre dans une création inclassable
Jason Rodi préfère se définir comme un artiste plutôt que comme un entrepreneur. Fondateur «original» du fameux studio Moment Factory, dont il a été président durant la première décennie d’existence de l’entreprise, il a depuis lancé Nomad, «un projet artistique à la base». Un studio de production et espace de cotravail qui crée des films, des vidéos, du spectacle, de l’événementiel. Et tous les vendredis de juillet, ce grand loft aux limites du Mile End sert aussi de scène à une création pluridisciplinaire, All We Have Is Now. Un spectacle conçu à partir des membres de Nomad.
« J’aime utiliser ce que j’ai autour de moi pour créer, à partir parfois de pas grand-chose, quelque chose de grandiose, explique son concepteur. Le principe de ce spectacle est d’utiliser ce que nous avons, le lieu, nos ressources, pour bâtir une histoire fantastique. »
S’il a tourné plusieurs films, «certains présentés dans des musées ou des festivals», et réalisé des spectacles, Jason Rodi n’avait jamais marié les deux formes d’art comme il le fait ici. All We Have Is Now — joué en anglais et en français — se veut une expérience immersive de tournage en direct, où des acteurs circulent parmi le public, jouant des personnages qui deviennent prisonniers d’un film. «Ils se retrouvent sur le grand écran et s’aperçoivent qu’ils ne sont plus capables d’en sortir. Les spectateurs font partie de la pièce, c’est-à-dire qu’ils jouent des fantômes d’une certaine manière, puisque les personnages ne les voient qu’à travers les caméras.» Au bout de 30 minutes, le happening vire à la fête.
Entre le rêve et la réalité
Si le concept vous semble encore un peu mystérieux après ce descriptif, Jason Rodi, qui campe le réalisateur dans le spectacle, s’en réjouit. Son but est de créer un objet indescriptible, indéfinissable qu’il faut voir pour le comprendre, dont «la magie» loge dans l’incertitude du public quant à ce qui est réel ou fictif. La formule a déjà été testée lors de précédents événe-
ments. «Mon plus grand succès avec cette pièce, c’était d’entendre les gens demander: qu’est-ce qui a lieu dans la pièce, et qu’est-ce qui se passe dans le vrai monde? Et qu’est-ce qui est une erreur, qu’est-ce qui est délibéré?»
Now vise à créer une expérience inédite. Jason Rodi dit de ses projets qu’ils portent toujours sur la mince frontière entre le rêve et la réalité. «Et le rêve est représenté par le cinéma. Moi, quand je pense à ma vie rêvée, je la vois comme un film. Et ce que je voulais faire ici, c’était de créer une expérience où le spectateur peut entrer dans un film. J’ai toujours trouvé fake de voir au théâtre un acteur dans sa bulle. Ce quatrième mur existe aussi évidemment en cinéma, mais là je le brise en amenant le lieu du tournage dans le public. »
Celui qui revendique fièrement l’épithète de rêveur aspire à ce que la création connaisse suffisamment de succès pour devenir récurrente. Voire un spectacle incontournable pour les visiteurs de passage à Montréal…
Créer dans le moment
Cet amoureux du septième art ambitionnait de devenir cinéaste, mais la fin de ses études a coïncidé avec le début de la révolution numérique, une époque où se développaient de nouveaux outils «qui rendent tout possible». «Et j’ai toujours beaucoup aimé l’impro: en faire et aborder la vie comme de l’improvisation — ce qu’elle est. Ce n’était pas très improvisé, le cinéma… »
Depuis 20 ans, Jason Rodi a développé ses méthodes de narration «dans tout ce qui est en direct ou même en livestreaming, en temps réel». En création, il aime rester «humble et ouvert devant l’imprévu», se faire guider par le moment présent, apprendre et se laisser surprendre.
«On peut faire toutes les répétitions qu’on veut, mais jusqu’à ce qu’on vive [la création] devant un public, on n’a encore rien fait, en un sens», dit-il. Durant l’entrevue, datant de quelques semaines, il cite en exemple les spectacles en perpétuelle évolution de Robert Lepage, un artiste qui «compose avec le moment présent». «C’est là que sont toutes les surprises, les réactions intéressantes, inattendues. Les inconforts! Il y a tellement à trouver dans cet inconfort [d’un spectateur] qui se demande si ce qu’il voit est vrai ou pas.»
S’il suit un texte, All We Have Is Now relève quand même d’«une improvisation structurée. Et il y a des moments, surtout au dernier acte, qui restent complètement ouverts, où on ne sait pas comment le public va réagir.» Le jeu interactif (libre) avec les spectateurs prend différentes formes. «Mais on veut vraiment que tout le monde ait participé à l’histoire. Et chaque billet vendu donne accès à toutes les représentations. Alors les gens peuvent revenir pour vivre le spectacle différemment. En espérant que d’ici la quatrième représentation, des spectateurs viennent nous jouer des tours, pour nous [déstabiliser] un peu et nous amener ailleurs. À un endroit que nous-mêmes n’avions pas prévu.»
On peut faire toutes les répétitions qu’on veut, mais jusqu’à ce qu’on vive [la création] devant » un public, on n’a encore rien fait, en un sens JASON RODI