Jamais si loin de la ville
Un portrait cynique d’une jeunesse chinoise tiraillée entre traditions et modernité
Un peu partout à travers le monde, les grandes agglomérations urbaines s’avancent inexorablement vers les campagnes, une conquête du territoire qui rapporte souvent gros aux spéculateurs, au détriment de l’équilibre écologique. Qu’en est-il des transformations sociales et psychologiques? C’est à cette question que le cinéaste chinois Song Chuan répond dans Ciao Ciao, et il s’exécute avec une franchise souvent étonnante, le tout sur fond de paysages bucoliques.
Nul besoin d’images de Canton, ou Guangzhou, ville de 12 millions d’habitants située dans le sud de la Chine, pour comprendre le choc des jeunes qui reviennent bredouilles, désoeuvrés, honteux, dans leur petit village : ils ont côtoyé la richesse et la démesure, les voilà forcés de rentrer au bercail les mains vides. C’est ce douloureux retour qu’illustre Song Chuan, refusant toutefois de dépeindre l’esprit villageois d’une façon romantique: les deux camps s’affrontent avec la même malveillance.
La séduisante Ciao Ciao (Liang Xueqin, arborant une moue boudeuse du début à la fin) affiche fièrement son mépris, façon comme une autre de camoufler son échec à la ville — elle y aurait un vague projet d’affaires avec une amie dont on ignore la nature exacte de leur relation —, et ses vêtements en disent long sur son refus de se mouler à la normalité ambiante. Cette attitude cavalière plonge ses parents dans l’embarras, eux-mêmes pas tout à fait des modèles de vertu, ayant leurs propres secrets inavouables, tout comme Monsieur Li (Hong Chang), le fournisseur officiel d’alcool de contrebande. Lui aussi ne sait que faire de son fils Li Wei (Zhang Yu, détestable à souhait), un bon à rien regrettant la vie urbaine, multipliant les frasques que son père maquille à coups de pots-de-vin. Le jeune homme, aussi impassible que Ciao Ciao, établira avec elle des rapports mercantiles, désincarnés, voire violents, car pour eux, tout s’achète, le sexe comme le mariage.
Cette virée à la campagne, d’une splendeur visuelle parfois à couper le souffle, dresse un constat sombre qui va bien au-delà du choc des cultures selon les âges et les milieux de vie. Et si Song Chuan ne quitte jamais la province montagneuse du Yunnan, la cacophonie de la ville s’y fait toujours présente, d’abord par cette incongruité musicale, des sonorités électroniques établissant un curieux contraste par rapport à cette nature luxuriante. Façon assez habile de montrer à quel point des valeurs issues d’un autre monde s’immiscent tranquillement dans des lieux qui semblent imperméables aux changements.
La posture de Song Chuan dans Ciao Ciao s’avère fortement teintée d’un profond pessimisme. Jamais il n’oppose la simplicité harmonieuse de la campagne aux illusions tapageuses de la ville: tous présentent un état avancé de déliquescence morale, le résultat d’un laisser-aller global, celui d’un pays tout entier soumis aux diktats de la finance et de la richesse, surtout dans ses aspects les plus tape-àl’oeil. En filigrane, une rupture, celle-là beaucoup plus grave, entre deux générations empêtrées dans leurs contradictions, leurs égarements, qui ont du mal à se comprendre, étourdis par leur propre désarroi. Tout cela n’est d’ailleurs pas qu’un simple cassetête propre aux Chinois.
Ciao Ciao
★★★ 1/2
Drame de Song Chuan. Avec Liang Xueqin, Zhang Yu, Hong Chang, Zhou Lin. Chine, 2017, 83 minutes.