Le Devoir

Extrait de Raconte-moi la fin

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«L’histoire qui m’obsède est la première que j’ai eue à traduire. Elle m’accompagne désormais, croît en moi [...]. C’est une histoire que je connais bien et que je suis de près, mais à laquelle je ne vois toujours pas de fin possible.

Voici comment elle commence. Un garçon et moi sommes assis à une extrémité de la table en acajou. Il est évident que pour l’un et l’autre le scénario est nouveau, nous sommes tous deux mal à l’aise à l’idée de réduire une histoire aux blancs à remplir entre les questions. [...]

Pourquoi es-tu venu aux États-Unis?

Il ne dit rien et me regarde, hausse un peu les épaules.

Je le rassure :

Je ne suis pas de la police, je ne suis pas une personne officielle, je ne suis même pas avocate. Et je ne suis pas non plus une gringa, tu sais? En fait, je ne peux pas du tout t’aider. Mais je ne peux pas non plus te faire du mal.

Mais alors vous êtes là pour quoi? Je suis juste là pour traduire ce que tu dis.

Et vous êtes quoi ? Comment ça?

Je veux dire, vous venez d’où? Je suis une chilanga.

Bah moi, je suis un catracho, donc on est ennemis.

Il a raison: je suis originaire de la ville de Mexico et lui est du Honduras, ce qui, à bien des égards, fait de nous des voisins ennemis.

Ouais, dis-je, mais uniquement au football, et de toute façon moi je suis nulle au foot, alors tu m’as déjà marqué cinq buts.

Il sourit, rit presque, même, peutêtre. Je sais qu’il va me laisser continuer à lui poser les questions. Je n’ai pas gagné sa confiance, bien sûr, mais au moins j’ai son attention. [...] Il répond par phrases courtes ou des haussement­s d’épaules silencieux. Non, il n’a jamais connu son père. Non, il ne vivait pas avec sa mère quand il habitait dans son pays d’origine. Il l’a déjà vue, oui, mais elle venait et repartait à sa guise. Elle aimait les rues, peut-être. Il n’a pas envie de parler d’elle. C’est sa grand-mère qui l’a élevé, mais elle est morte l’année dernière. Tout le monde mourait ou alors partait au nord. Ça fait six mois maintenant, exactement, qu’elle est morte. Elle s’occupait d’eux, au Honduras, mais c’était sa tante, celle-là même qui est assise dans le fond de la salle d’audience, qui avait toujours envoyé de l’argent. [...]

Avec qui habitais-tu dans ton pays d’origine ?

Avec ma grand-mère et mes deux cousines.

Quel âge ont-elles ? Dix-neuf et treize ans. Non, attendez, dix-neuf et quatorze. Noms ?

Patricia et Marta — pourquoi vous avez besoin de leurs noms?

J’en ai besoin, c’est tout. Sontelles encore là-bas, toutes les deux? Non.

Alors où sont-elles? Quelque part, en route, elles vont arriver.

En route vers les U.S.A ?

Oui.

Avec qui ?

Un coyote — qu’est-ce que vous croyez? [...]

La raison qui motive le voyage des deux jeunes filles, à la suite de Manu, ne s’éclaircit pour moi que lorsqu’on arrive enfin aux dix dernières questions. Ce sont les plus difficiles à poser parce qu’elles font directemen­t référence aux gangs, et c’est à ce stade que de nombreux enfants, en particulie­r les plus âgés, s’effondrent. [...|

Les adolescent­s ont tous été touchés d’une manière ou d’une autre par les tentacules de la MS-13 et du Barrio 18 [...]. Les adolescent­es [...] ne sont habituelle­ment pas contrainte­s d’intégrer les gangs, mais sont souvent sexuelleme­nt harcelées par eux ou recrutées pour être les petites amies. On dit aux garçons que leur soeur, leur cousine ou leur copine sera violée si elle n’intègre pas d’elle-même le gang.

Je pose à Manu la question trentequat­re, celle qui ouvre souvent la boîte de Pandore [...]: “As-tu déjà eu des problèmes avec les gangs ou le crime dans ton pays d’origine?”

Manu me raconte une histoire confuse [...]. Un des deux gangs essayait de le recruter; l’autre voulait sa peau. Un jour, des gars du Barrio 18 l’ont attendu, lui et son meilleur copain, devant leur école. [...] Lui et son copain se sont éloignés à pied, mais ils ont été suivis. Ils ont voulu courir. Ils ont traversé une ou deux rues en courant, jusqu’à ce qu’un coup de feu éclate. Manu s’est retourné — tout en continuant de courir — et a vu que son copain était tombé. [...]

Questions trente-cinq et trente-six: Des problèmes avec le gouverneme­nt dans ton pays d’origine ? Si oui, que s’est-il passé ?

Mon gouverneme­nt ? Notez ça dans votre cahier : ils font que dalle pour quelqu’un comme moi, c’est ça le problème.

C’est à ce moment-là que, de sa poche, il tire le bout de papier qui me hantera si longtemps — la copie d’une plainte qu’il a déposée à la police contre le gang. Il a fait cette démarche plusieurs mois avant que son ami soit tué, mais la police n’a pas levé le petit doigt. [...].

Ce soir-là, après l’altercatio­n avec le gang, il a appelé sa tante à New York. Ils ont décidé qu’il quitterait le pays le plus tôt possible. Elle lui a fait promettre de ne pas sortir de la maison au cours des semaines suivantes. Il n’a pas assisté aux funéraille­s de son ami. »

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