Le mal du pays
Le Slovène Dušan Šarotar nous entraîne d’un bout à l’autre d’une Europe malmenée par l’Histoire
En partance ★★★ 1/2 Dušan Šarotar, traduit de l’anglais par Frédéric Le Berre, Hoëbeke, Paris, 2018, 240 pages
Un narrateur-écrivain qui n’est jamais nommé se trouve à la pointe occidentale et extrême de l’Europe, près de Galway en Irlande. Il essaie tant bien que mal de mettre la dernière main au manuscrit d’un livre — peut-être même, qui sait, celui que nous tenons entre nos mains.
En Irlande, Gjini, l’homme qui lui sert de chauffeur et de guide, est un Albanais bavard qui a immigré dans l’île depuis une dizaine d’années et qui ne se prive pas de critiquer son pays d’adoption, un fil à la patte le reliant à son pays d’origine. «Peu importe d’où nous venons et où nous sommes nés, nous sommes faits d’une substance, comme le sol ou une île tout entière, avec par-dessus une couche de nostalgie», expliquera-t-il au narrateur.
Un narrateur qui va plus tard, de rencontre en rencontre, se retrouver en Belgique, à Bruxelles et à Gand, avant de glisser vers Sarajevo et Mostar, en Bosnie.
Ainsi, de l’ouest vers l’est de l’Europe, aux confins d’un espace culturel et géographique meurtri par la guerre où l’on semble trébucher partout sur les vestiges des guerres anciennes, Dušan Šarotar entraîne le lecteur en un plan panoramique lent et méditatif.
Chose certaine, la mort semble être partout chez elle dans ce «récit du fil des événements». Elle émane de ce qu’il reste des champs de bataille des Flandres, tout comme on trébuche sur elle le long des côtes irlandaises ou dans le vieux cimetière juif qui surplombe depuis cinq cents ans Sarajevo. «J’entendais la mort dans chacun de mes pas sur le sable gris, je sentais sa présence dans la houle et le scintillement de la mer immobile, dans chaque histoire et chaque repère le long de la route. Je la voyais sur le seuil de chaque maison abandonnée ouverte au ciel et à tous les vents», raconte-t-il.
Car les Balkans forment une sorte d’épicentre dense et brûlant d’une Europe malmenée par l’Histoire : c’est en quelque sorte là-bas que tout a commencé. Là où a été allumé le brasier qui devait dévaster l’Europe au début du XXe siècle.
Lecteur de paysage né en 1968, auteur de cinq romans et de deux recueils de nouvelles, l’auteur qui est aussi poète chemine ainsi le long de la frontière étroite qui sépare roman et récit de voyage, le passé et le présent. Sans doute même pourrait-il dire, comme l’a fait Faulkner: «Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas le passé. »
Par la forme et par la matière de son récit, difficile de ne pas penser à W. G. Sebald — une dette que reconnaît Šarotar lui-même dans son livre. Une même prose méditative qui se double d’un questionnement sur l’exil et l’identité, illustré de photographies prises par l’auteur. Un même et subtil tango entre la fiction et la réalité.