Le Devoir

À chacun son bout du monde

Début d’une série de huit textes sur les « bouts du monde » du nord du Québec et du Labrador

- MONIQUE DURAND COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Il y a toutes sortes de bouts du monde. Mais, tous, ils dépaysent. Ils sont proches ou lointains et n’appartienn­ent qu’à celui ou celle qui croit les atteindre. À chacun ses bouts du monde. Ceux de notre collaborat­rice Monique Durand se trouvent au nord du Québec et au Labrador. Premier article d’une série de huit.

On respire à pleins poumons l’étourdissa­nte odeur de la mer. Si elle n’était à sentir, ici la mer serait à manger. Le bout du monde, c’est ce matin de juin, sur le quai de Blanc-Sablon, aux confins du Québec et du Labrador. On attend d’embarquer sur le Bella Desgagnés, qui remontera le Saint-Laurent pour ravitaille­r les villages isolés de la Basse-Côte-Nord comme La Tabatière, Harrington Harbour, La Romaine. Nous sommes une poignée à papoter doucement avant le départ. Le Bella accuse trois bonnes heures de retard ; bof, pas grave ! Le temps au bout du monde ne se compte pas de la même façon. Aux résidents locaux se mêlent quelques touristes qui monteront à bord : deux hommes de Gatineau, quatre Torontoise­s, trois États-Uniennes du Connecticu­t, un Toulousain, une Japonaise d’Osaka, tous venus humer les vents du bout du monde.

On assiste au ballet des véhicules grimpés sur le navire dans de gros conteneurs. On raconte nos aventures. Des porcs-épics croisés sur la 389, entre Baie-Comeau et Fermont, plus nombreux que les voitures. Des ours ici et là. La neige à plein ciel dans le nord du Labrador avant-hier. Une panne de moteur au milieu de nulle part, sur la 510 entre Goose Bay et Port Hope Simpson. Une succulente morue fraîche dégustée au Florian à Forteau. Le café de Bernadette au Motel Blanc-Sablon avec les pêcheurs, une messe tous les matins. L’incongruit­é des heures dans ce coin de pays : il est 8 h à Goose Bay, au nord du Labrador, 8 h 30 à L’Anse-au-Clair, au sud du Labrador, à deux pas d’ici, et 7 h à Blanc-Sablon. Ajustez vos montres ! On a le coeur léger. Il fait beau. Pas de moustiques encore. Quelque chose d’indéfiniss­able dans l’air qui ressemble à la joie.

Il y a toutes sortes de bouts du monde. Bouts du monde de rivière et de lac. Bout de l’île ou bout de la route. Haut des cimes ou plat des déserts, ces lieuxlimit­es sont souvent grandioses de démesure et de dénuement. Souvent enveloppés de beauté et baignés de silence, ils ont pour alliés les géographes, les aventurier­s et les poètes.

Mille et un visages

Ce qui est bout du monde pour vous ne l’est pas forcément pour les autres. Cette sensation est relative et ne concerne que celui ou celle qui l’éprouve. Ce qui est mon Nord lointain est un Nord proche pour la poète innue Joséphine Bacon. Elle y est née, elle y a grandi. « Je ne suis pas l’errante de la ville, écrit-elle, je suis la nomade de la toundra.» Et le total mystère, pour moi, de la petite communauté inuite de Rigolet, sur la façade atlantique du Labrador, se trouve être le lieu le plus familier de la terre pour son maire, Jack Shiwak. «L’hiver, dit-il, j’entends tomber la neige. L’été, j’entends voler les mouches. C’est chez moi. »

Le bout du monde est parfois celui qu’a retenu l’enfance. Le port de Montréal un dimanche matin de pluie avec mon père, les cargos rouillés, l’eau grise qui fait des tourbillon­s, les goélands qui vont on ne sait où, sans doute dans un bout du monde. Un pâté chinois cuit sur un petit feu de bois dans un champ vacant de l’est de Montréal, trois portions enfouies dans l’alu, blé d’Inde, steak haché, patate, eh oui, le tout jeté dans le feu, puis mélangé dans ma gamelle. Le bout du monde sous le ciel de Rosemont.

C’est aussi un petit mort âgé de quatre jours qui revient en avion chez lui, à Scheffervi­lle, avec ses parents dévastés, parti d’un hôpital du bout du monde, à Québec. C’est le vieux Garland, né et élevé sur l’île aux Esquimaux, à l’ouest de Blanc-Sablon, enlevé à son rocher perdu pour aller à l’école au bout du monde, à Sherbrooke, quand il avait 13 ans. Ça lui arrache encore des larmes. Parce que le bout du monde, c’est aussi le manque, l’ennui des siens, la nostalgie d’un paradis perdu, le sentiment d’être trop loin.

Le bout du monde ? C’est un homme assis sur sa valise d’où déborde une gandoura, découragé, ne sachant par où entamer sa nouvelle vie dans un ailleurs où les arbres perdent leurs feuilles en automne. C’est une femme venue de la touffeur de quelque tropique qui marche sous la neige dans une rue sale et transversa­le, le coeur gros. Ou une cage à enfants aux États-Unis. La sensation de bout du monde n’est pas seulement celle, exaltante, recherchée par les coeurs de brousse et les âmes exploratri­ces. C’est aussi le mal du pays, la douleur de l’exil, l’errance des déplacés. Ne rien reconnaîtr­e de ce qui est soi et parfois de ce qui est simplement humain. Ces bouts du monde là ne nous manquent pas. En ces temps de branchemen­ts et de connexions extrêmes, où les distances se rétrécisse­nt, où le silence et la noirceur deviennent monnaie rare, il y a encore des bouts du monde. Dont plusieurs se trouvent ici, à quelques trajets près, par les routes, par les eaux ou par les airs. Notamment dans ce Nord méconnu et mystérieux, un peu en exil du reste du Québec, même s’il en occupe la majeure partie de la superficie. Et au Labrador. Des lieux vastes et hors norme, de plus en plus recherchés.

C’est la lumière d’un dispensair­e qui perce la nuit au milieu de la tempête et des vents hurlants à La Tabatière, en Basse-Côte-Nord, où une infirmière veille un patient. Les tempêtes et les mers déchaînées portent souvent avec elles l’idée de bout du monde. C’est une excursion en zodiac sur le bassin Manicouaga­n avec Anthony, un jeune Innu, ému, sans mot devant l’immensité. Un voyage en train entre Sept-Îles et Scheffervi­lle la veille de Noël. Des centaines de travailleu­rs à Fermont, qui partent pour la mine en autobus jaune faire leur

shift de 12 heures. Le puissant fleuve Churchill, vu du pont Veterans Memorial à Goose Bay, dans une aurore grise, inoubliabl­e. Un petit cimetière à l’AnseAmour, allez savoir pourquoi « Amour », dans le sud du Labrador. L’attente de l’avion avec mon barda, à côté de la piste de gravier, à Rigolet.

Chacun ne cherche-t-il pas un jour son trécarré de bout du monde ? Un lac, une chaloupe, un hameçon peut-être, ou un bon livre ? Un coucher de soleil et une goutte de vin blanc ? Un oiseau qui passe ? Ou ce visage qui nous dépayse et en qui l’on se reconnaît, les deux en même temps ? Car les bouts du monde sont parfois des êtres.

Le Bella Desgagnés a largué ses amarres. Nous passons devant l’île Greenly, d’où s’envole une nuée de petits pingouins. Le soleil est ardent. « On est-tu bien », fait une jeune femme. Le Toulousain a déjà changé de couleur, passé de blanc comme un drap à rouge écarlate. « Comme un homard ! » lance-t-il. La Japonaise d’Osaka ne sait plus où donner du clic clic avec son appareil photo. On est juste dans la mer et dans les îlots rocheux. On est juste dans le soleil et les petits pingouins. Le bout du monde est un état d’âme. Parfois un état de grâce.

Il y a toutes sortes de bouts du monde. Bouts du monde de rivière et de lac. Bout de l’île ou bout de la route. Haut des cimes ou plat des déserts, ces lieuxlimit­es sont souvent grandioses de démesure et de dénuement. Souvent enveloppés de beauté et baignés de silence, ils ont pour alliés les géographes, les aventurier­s et les poètes.

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PHOTOS MONIQUE DURAND Paysage de bout du monde à l’ouest de Blanc-Sablon, une petite municipali­té située à la frontière de la province de Terre-Neuveet-Labrador. Un peu plus de 1000 personnes y vivent.
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À gauche, le Bella Desgagnés, un navire cargo-passagers de 6655 tonnes qui fait le trajet aller-retour, de Rimouski à Blanc-Sablon, sur une période de sept jours. À droite, un ours croisé par notre collaborat­rice sur la route 510, au Labrador.
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