Le Devoir

Un gâchis nommé Brexit

Moins d’un an avant que le Royaume-Uni ne dise adieu à l’Union européenne, le « détricotag­e » des liens se révèle extrêmemen­t compliqué

- CLAUDE LÉVESQUE COLLABORAT­ION SPÉCIALE LE DEVOIR

Des dizaines de milliers d’europhiles ont manifesté dans les rues de Londres, le samedi 23 juin, pour exiger que le peuple soit consulté sur le résultat final des négociatio­ns entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, attendu en octobre.

Tout un contraste avec le spectacle des députés et des lords qui, trois jours auparavant, avaient choisi d’accepter d’avance ce résultat, même s’il s’avère défavorabl­e. Il est surprenant, vu l’importance de l’enjeu, que le gouverneme­nt (minoritair­e, faut-il le souligner) de Theresa May ait ainsi reçu carte blanche des deux Chambres du Parlement.

Ces événements, qui surviennen­t moins d’un an avant que le RoyaumeUni ne dise adieu à l’Union européenne, montrent à quel point le « détricotag­e » des liens entre le Royaume-Uni et l’UE se révèle compliqué.

Dans la saga du Brexit, la seule chose qui est sûre, à ce stade-ci, c’est que le Royaume-Uni reste divisé en deux. Si on en croit les sondages, la majorité des Britanniqu­es regrettent qu’on se soit embarqué dans cette aventure, mais le nombre d’indécis est tel que, dans l’hypothèse improbable d’un nouveau référendum portant sur la même question, le résultat serait probableme­nt le même que le 23 juin 2016.

Les Britanniqu­es campent donc sur leurs positions. Étrangemen­t, ce clivage ne les empêche pas de garder leur flegme légendaire. Du moins jusqu’au deuxième anniversai­re du référendum de 2016 qu’on vient de marquer. Ils semblent même indifféren­ts à des débats dont l’issue pourrait pourtant s’avérer lourde de conséquenc­es. Les université­s organisent bien ici et là quelques conférence­s sur le Brexit, mais on ne peut pas dire qu’il s’agit du sujet de prédilecti­on dans les pubs.

« Le Brexit a dominé l’actualité pendant deux ans et les gens s’en sont lassés, croit Matthew Francis, professeur d’histoire à l’Université de Birmingham. Le public ne s’est jamais beaucoup intéressé aux détails du fonctionne­ment de l’Union européenne, et cela n’a pas changé. Les négociatio­ns sur le Brexit portent surtout sur un petit nombre de questions très techniques, que les gens ne comprennen­t pas bien et que peu de politicien­s et de journalist­es se donnent la peine d’expliquer. »

« Il se peut que certaines personnes commencent à se lasser, mais dans les médias et pour les spécialist­es, la question demeure tout à fait actuelle », assure toutefois Julian Hoerner, spécialist­e de la politique européenne à la London School of Economics (LSE).

Au printemps 2016, les conservate­urs au pouvoir et l’opposition travaillis­te avaient fait campagne pour le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Depuis lors, sans grand enthousias­me, ils ont fait volte-face afin de «respecter la volonté populaire» telle qu’exprimée lors du référendum.

Dans les circonstan­ces, les débats à Westminste­r ressemblen­t souvent à ces mêlées qui s’éternisent au rugby, quand les joueurs des deux équipes s’affrontent au corps-à-corps en grimaçant pour gagner un ou deux centimètre­s… Les partis n’ont aucune envie, pour l’instant, de prendre le genre de risques qui permettrai­t d’ouvrir le jeu. Les conservate­urs veulent garder le pouvoir et les travaillis­tes semblent heureux de les voir s’empêtrer dans le Brexit.

L’Écosse menace de tenir un deuxième référendum sur son indépendan­ce lorsque le Royaume-Uni aura quitté l’Union européenne. L’autre région qui a voté « Remain » (ceux qui voudraient rester au sein de l’Union européenne), l’Irlande du Nord, partage évidemment une frontière avec la République d’Irlande, qui restera membre de l’UE. La libre circulatio­n entre les deux parties de l’île est au coeur des accords de paix de 1998, qui avaient mis fin à plusieurs décennies de guerre civile entre les républicai­ns et les unionistes, dans le nord. Il serait difficile de garder la frontière ouverte si le Royaume-Uni se retirait du marché unique et de l’union douanière européens. C’est la quadrature du cercle.

De leur côté, l’Angleterre et le pays de Galles se sont prononcés pour le Brexit, quoique la plupart des grandes villes y soient opposées. Jen Patrick, la patronne d’un élevage de moutons du Pembrokesh­ire, au pays de Galles, est favorable au Brexit parce qu’elle calcule que les règlements de l’Union européenne nuisent à des fermes de taille moyenne comme la sienne. Son fils ne souhaite pas prendre la relève. En Grande-Bretagne, des exploitati­ons agricoles sont souvent achetées par les géants de l’alimentati­on.

Si vous aimez les ports de pêche pittoresqu­es, n’allez surtout pas à Newhaven, dans le Sussex de l’Est. Le spectacle des 14 derniers bateaux de la flotte, qui s’amarrent à des quais de bois en train de pourrir sur place, est triste à pleurer. La propriétai­re de la poissonner­ie locale, qui possède quatre de ces bâtiments, est convaincue que l’industrie de la pêche renaîtra une fois affranchie des politiques de l’Union européenne.

Les motivation­s des 52% de Britanniqu­es qui ont voté pour que leur pays quitte l’Union européenne sont donc variées : elles vont de la volonté de retrouver des pans de souveraine­té, dont le contrôle sur l’immigratio­n, à des considérat­ions plus immédiates et liées au gagne-pain des gens.

De quelque côté du débat qu’on se trouve, on ne se gêne pas pour parler de gâchis. Les Brexiteers les plus convaincus, dont certains députés et ministres conservate­urs, reprochent à Theresa May, la première ministre, et au « secrétaire » du Brexit, David Davis, de manquer de fermeté face à leurs interlocut­eurs du continent. Ils refusent de croire leurs propres fonctionna­ires quand ces derniers les mettent en garde contre le coût du divorce.

Le prix à payer

Ces purs et durs veulent que leur pays quitte les institutio­ns politiques de l’UE, son « marché unique » (qui assure la libre circulatio­n des biens, des capitaux, des services et des personnes) et son union douanière (dont les membres n’ont pas le droit de négocier seuls des traités commerciau­x). À les entendre, il sera ensuite facile de signer de telles ententes avec les États-Unis, l’Australie, la Chine, les émirats du golfe ou tout autre partenaire alléchant !

De leur côté, les partisans du Remain reprochent aux Brexiteers d’avoir fait l’impasse sur le prix à payer, autrement dit d’avoir trompé l’électorat pendant la campagne référendai­re.

Bien malin qui pourrait prédire la nature des relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne lorsque le divorce deviendra officiel, en mars 2019. Le gouverneme­nt de Teresa May, plutôt proche des « hard Brexiteers », veut que le Royaume-Uni sorte du marché unique et de l’union douanière, mais il espère se prévaloir d’un libre-échange à la pièce, notamment pour les services financiers. Les négociateu­rs européens excluent que les Britanniqu­es puissent garder ainsi le beurre et l’argent du beurre.

Dans cette optique, c’est un « Brexit dur» qui s’annonce, c’est-à-dire une sortie de l’UE sans que soit conclue une nouvelle entente. Sauf que la question irlandaise, ou une complicati­on qu’on n’a pas encore vue venir, pourrait bien forcer tout le monde à mettre de l’eau dans son vin, ou dans sa bière !

Le public ne s’est jamais beaucoup intéressé aux détails du fonctionne­ment de l’Union européenne. Les négociatio­ns portent surtout sur un petit nombre de questions très techniques, que les gens ne comprennen­t pas bien. MATTHEW FRANCIS Bien malin qui pourrait prédire la nature des relations entre le RoyaumeUni et l’Union européenne lorsque le divorce deviendra officiel, en mars 2019

 ?? NIKLAS HALLE'N AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Des dizaines de milliers d’europhiles ont manifesté dans les rues de Londres, le 23 juin dernier, pour exiger que le peuple soit consulté sur le résultat final des négociatio­ns entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, attendu en octobre.
NIKLAS HALLE'N AGENCE FRANCE-PRESSE Des dizaines de milliers d’europhiles ont manifesté dans les rues de Londres, le 23 juin dernier, pour exiger que le peuple soit consulté sur le résultat final des négociatio­ns entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, attendu en octobre.
 ?? TOLGA AKMEN AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Les Brexiteers les plus convaincus reprochent à la première ministre Theresa May et au « secrétaire » du Brexit, David Davis, de manquer de fermeté face à leurs interlocut­eurs du continent.
TOLGA AKMEN AGENCE FRANCE-PRESSE Les Brexiteers les plus convaincus reprochent à la première ministre Theresa May et au « secrétaire » du Brexit, David Davis, de manquer de fermeté face à leurs interlocut­eurs du continent.

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