Les leçons de cette « affaire »
Patrick Moreau Rédacteur en chef de la revue Argument et auteur de l’essai Ces mots qui pensent à notre place Le spectacle SLĀV aura finalement fait les frais des protestations d’une poignée de militants, mais aussi et surtout de la lâcheté des organisateurs du Festival international de jazz de Montréal. Triste journée ! Mais pour le créateur qu’est Robert Lepage, et pour la création en général, c’était une défaite annoncée. De nos jours, la bêtise hurlante, toujours si sûre de son bon droit, sans cesse prête à condamner ce qu’elle n’a ni vu, ni entendu, ni lu, finit toujours par l’emporter ; non pas parce qu’elle parvient à convaincre de son bien-fondé, mais parce que nous n’avons plus moralement la force de lui résister.
Les responsables du Festival auraient pu (auraient dû) ainsi opposer une fin de non-recevoir à cette poignée de manifestants qui, contrairement à ce qu’ils prétendaient, ne représentaient qu’euxmêmes. Il n’existe en effet pas plus de représentants légitimes des Noirs de Montréal, du Québec ou du Canada que de « communauté noire » elle-même. Contrairement aux Noirs états-uniens, qui pour l’immense majorité d’entre eux descendent effectivement des esclaves des États cotonniers du Sud, nos compatriotes noirs sont d’origines diverses — pour ce qui est du Québec, ils sont ou descendent principalement des immigrants d’origine haïtienne et africaine — et ils n’ont en partage ni culture commune ni héritage historique identique qui se résumeraient à la seule question de l’esclavage.
J’irai même plus loin en affirmant qu’il est à mon sens parfaitement raciste d’associer de cette façon culture ou identité culturelle et couleur de peau. C’est une équation fausse qui nous vient justement de la triste époque de l’esclavage, puis de la ségrégation, et qui s’est maintenue comme une évidence jusqu’à aujourd’hui chez nos voisins du sud. Nous ne sommes toutefois pas obligés de nous américaniser au point d’intégrer les données séculaires de cet apartheid Made in USA qui fait des Noirs et des Blancs deux humanités distinctes.
Ils auraient pu (ou dû) également— comme l’ont fait dans les colonnes du
Devoir quelques intervenants extérieurs — défendre une autre conception de la culture que celle qui découle de ce concept (lui aussi emprunté aux États-Unis) d’«appropriation culturelle ». Ce concept mal ficelé, qui réduit la culture au rôle d’étendard d’une ethnie ou d’une prétendue « race », est de la même eau que ces cultures « nordique » ou « aryenne » défendues en d’autres temps, et dont on ne regrette pas plus les dangereuses approximations que les élucubrations meurtrières de ceux qui les défendaient.
Rappelons que les chants d’esclaves eux-mêmes, qui étaient au coeur de cette polémique, sont le fruit d’un métissage culturel : la rencontre de la pratique atroce de l’esclavage, de rythmes et de sonorités originaires d’Afrique et de l’espérance spirituelle distillée par le christianisme et ses cantiques. Parmi d’autres réalisations culturelles d’envergure, sinon toutes, ils apportent la preuve de l’inanité, voire même de la stupidité de ce faux concept d’« appropriation culturelle ». La création culturelle puise toujours à de multiples sources et n’a pas à se ghettoïser. Du chantage Ils auraient pu, enfin (et dû), ne pas céder au chantage de cette poignée de manifestants et du chanteur Moses Sumney et prendre leur parti de ce désistement de l’artiste comme de cette manifestation hargneuse et de ses slogans en anglais. Le succès de ce genre de chantage vient aujourd’hui du fait que nos responsables culturels (et parfois politiques) ont peur de leur ombre. Ils craignent par-dessus tout la moindre publicité négative. Ils tremblent à l’idée que quelqu’un quelque part lance contre eux une accusation — aussi farfelue soit-elle — de racisme ou de sexisme ou d’un de ces quelconques «-ismes» à la mode dont on abuse malheureusement.
Ce faisant, ils offrent à ces gens les verges qui serviront à les fesser périodiquement. S’ils avaient quelques convictions solides, par exemple en faveur de la liberté d’expression et de création, ou d’ailleurs de l’antiracisme, ils ne passeraient pas ainsi leur temps à s’autocensurer et à s’excuser.
Évidemment, il ne faut pas non plus se laisser berner par cette contrition généralisée et en grande partie hypocrite. Celle-ci cache surtout en effet la crainte de voir leurs organismes subir la moindre perte de revenus. De ce point de vue, on a là un bel exemple de ce qui se passe dans une société quand l’argent et le succès deviennent les seuls critères de réussite et qu’ils relèguent au second plan, sinon à six pieds sous terre, les principes, les convictions, les idéaux.
Quant à ceux qui croient, au moyen de ces scandales montés de toutes pièces, faire reculer ce qui subsiste dans notre société de racisme ou de discriminations raciales, qu’ils se détrompent : à force de crier au loup, non seulement ils desservent leur cause, mais ils contribuent en outre à rendre nébuleuse et à banaliser une notion de racisme qui ne devrait pas l’être.
Bref, la principale leçon à tirer de cette déplorable « affaire », c’est qu’on n’y trouve que des perdants. Les seules tendances qui en sortent gagnantes, ce sont le conformisme apeuré qui nous caractérise de plus en plus collectivement ainsi que la pensée approximative qui ne s’exprime que par slogans.