L’écrivain au travail
Le géographe Bruno Massé met la littérature au service de ses convictions sociales et écologistes
«Oui, je suis un écrivain engagé, mais faut-il lire par là “plate à mort”? Quoi, on va se sentir coupables, encore? Fuck that », annonce sur son site Web le géographe et militant écologiste Bruno Massé. Difficile de faire plus clair: alors que plusieurs écrivains préféreraient être qualifiés de mauvais écrivains que d’écrivains engagés, le prolifique auteur, lui, conjugue toujours le premier mot au deuxième. Il connaît pourtant les sirènes d’alarme que déclenche pareille revendication entre les oreilles des lecteurs.
«Tu fais juste prononcer le mot “extractivisme” et, déjà, tu sens les bâillements, t’entends les gens s’exclamer “Oh boy!”», caricature (à peine) celui qui sait de quoi il parle, dans la mesure où il écrit lui-même des fictions ambitionnant de rendre digestes des concepts aussi arides que l’extractivisme.
Creuse ton trou (Québec Amérique, 2017), son plus récent livre, met en scène le lobbyiste retors d’une entreprise minière se démenant afin qu’une communauté du Nord lui cède son sous-sol. «Un roman noir et cynique, avec juste ce qu’il faut de vraisemblance pour faire sourire et de suspense pour être tenu en haleine», commentait en septembre dernier le collègue Guillaume Lepage.
«Cet ennui [envers les grandes questions sociales], je le partage aussi jusqu’à un certain point, quand je m’assois devant un documentaire super sérieux», poursuit l’ancien coordonnateur général du Réseau québécois des groupes écologistes (de 2010 à 2016), «et c’est pour ça que j’essaie de briser ce moule de l’auteur engagé moralisant et chiant, que tu lis en te sentant coupable. Je veux raconter de bonnes histoires! Mais la littérature, autant que je l’aime, ç’a toujours été pour moi le moyen d’une fin, une façon d’exprimer une réalité qu’une recherche scientifique n’exprime pas de la même manière. Pour moi, la littérature, c’est un bel outil d’exploration, une porte d’entrée qui permet ensuite d’avoir une discussion. C’est juste une première étape. »
Bruno Massé l’indigné naît dans le bois, après des études en technologie
Les changements climatiques ont déjà des effets, mais le vrai drame, c’est quand il sera trop tard qu’il » sera réel, alors il faut se l’imaginer
BRUNO MASSÉ
forestière, alors que le jeune diplômé constate les ravages d’une industrie saignant à blanc ses forêts. Sa vision idyllique de la nature, nourrie par une jeunesse au coeur de cette carte postale communément appelée les Laurentides, s’envole pour toujours.
«Mes parents avaient une auberge, alors pour moi, le bois, c’était juste du beau, se souvient-il aujourd’hui, à 36 ans. C’était un monde un peu faux, artificiel, préservé pour les touristes. En commençant à travailler, j’ai compris que ce n’était pas ça, la relation qu’on avait avec la forêt au Québec. Les enjeux sociaux, ça ne m’intéressait pas avant, je trouvais ça plate, jusqu’à ce que la question de la destruction des écosystèmes me frappe. C’est en discutant avec des ouvriers, des opérateurs de machinerie, à qui ça crevait le coeur de “scraper” le territoire, mais qui n’avaient pas le choix, parce que la précarité les prenait à la gorge, que je me suis réveillé. »
Ses études en géographie sociale consolident une conscience naissante des liens entre enjeux environnementaux et inégalités sociales, carburant principal de sa critique intransigeante du capitalisme. «Si tu veux protéger l’environnement, faut aussi que tu vives dans une société qui soit juste.»
Écrire pour ébranler
La littérature s’impose au même moment comme instrument de dissémination de sa révolte. Bruno Massé s’attelle à un travail de sape du consensus mou en signant plusieurs pièces de théâtre anarchistes, ainsi que de nombreux romans dystopiques, en anglais (Necropolis) et en français (M9A. Il ne reste plus que les monstres).
Même sa trilogie de romans érotiques parus chez Guy Saint-Jean éditeur, La série des Carpates, porte en son creux des valeurs féministes et rejette l’hétéronormativité accablante du mâle tout-puissant et de la midinette pâmée façon Cinquante nuances de Grey. Qu’il fantasme une société idéale ou qu’il préfigure la catastrophe ultime qui engloutira notre monde, le militant rappelle que les idées, pour se propager, doivent s’adresser à la fois à la tête et au coeur des lecteurs.
«La grande tragédie avec les luttes environnementales, c’est que ça prend un peu d’imagination pour être touché par les enjeux dont on parle», explique celui qui travaille aujourd’hui comme organisateur social et prof de cégep. «Les changements climatiques ont déjà des effets, mais le vrai drame, c’est quand il sera trop tard qu’il sera réel, alors il faut se l’imaginer. Et pour s’imaginer ça, la littérature est beaucoup plus efficace qu’un rapport de l’ONU, parce qu’un roman vient te chercher sur le plan émotif. On a beau avoir les meilleures intentions du monde, quand on fait des choix collectifs, on les fait d’abord avec nos émotions.»
Croit-il que la littérature québécoise démissionne de ses responsabilités envers sa société? «On a en Occident, et plus particulièrement au Québec, une culture qui est basée sur la fuite. On ne s’intéresse pas vraiment à la réalité, parce qu’on n’a pas immédiatement besoin de s’y intéresser. On est à l’aise, on a énormément d’eau potable, de l’énergie hydroélectrique, on n’a pas vécu de guerre. On est super bien! C’est une forteresse, le Québec. Et c’est peut-être pour ça qu’on tourne le dos à tout ce qui est plus incisif. On trouve ça lourd. C’est long écrire un livre, et pour moi, c’est inutile de le faire si je n’essaie pas d’ébranler quelque chose, de brasser la cage. Pour citer Karl Kraus: ce n’est pas tellement ce qu’on crée qui compte, mais ce qu’on détruit.»