Louis Cornellier
Qui se souvient de Paul Gouin (18981976) ? La mémoire collective ne retient pas les noms des perdants, et Gouin a perdu. Intellectuel égaré en politique, cet avocat, qui, selon l’ethnologue Nathalie Hamel, a consacré toute sa vie à la cause de la culture canadienne-française a été roulé dans la farine, en 1936, par le roublard Maurice Duplessis. Était-il trop brillant et trop sensible pour s’imposer dans la jungle politique ? La question se pose, et la réponse qu’on peut lui apporter n’est réjouissante ni pour hier ni pour aujourd’hui.
Avec Destruction de Paul Gouin (Del Busso, 2018, 288 pages), le politologue Claude Corbo consacre un remarquable ouvrage au personnage et nous invite, du même coup, à une réflexion sur notre culture politique collective. Présenté comme une «fiction historique», ce livre respecte les règles de ce qu’on appelle la littérature non fictionnelle: sujet tiré du monde réel, recherche sérieuse de type journalistique ou historique, mise en récit détaillée et «prose artistiquement travaillée», selon les termes d’Ivan Jablonka dans L’histoire est une littérature contemporaine.
Ainsi, pour raconter les mois qui ont mené à l’échec de Gouin au printemps de 1936, Corbo fait témoigner quatre acteurs : le secrétaire de Montréal de Gouin, Duplessis, un conseiller de Québec et Gouin lui-même. Du premier, on lit le journal privé; du deuxième, on entend un monologue tenu à sa secrétaire; du troisième, on découvre les notes personnelles ; du dernier, on lit une ébauche de lettre aux membres de son parti.
Le secrétaire et le conseiller sont des «personnages imaginés», composés à partir d’acteurs réels. Les propos attribués aux deux autres le sont à partir de ce qu’ils ont dit ou écrit publiquement et de ce que les journalistes et les historiens en ont rapporté. «J’avoue aimer la fiction historique, confie Corbo, car elle compense ce que je tiens pour la pauvreté et la faiblesse de mon imagination créatrice.» Le politologue a consacré des ouvrages du même type à Georges-Émile Lapalme, à Félix-Gabriel Marchand et à Honoré Mercier. Ce «roman vrai» sur Gouin est probablement sa plus belle réussite.
L’élection de 1936
Dans une note historique qui ouvre le livre, Corbo établit le contexte des événements. En 1934, la crise écono- mique sévit au Québec, et le Parti libéral (PLQ), au pouvoir depuis 1897 et englué dans la corruption, semble impuissant à la combattre. Fils de l’ancien premier ministre libéral Lomer Gouin (en poste de 1905 à 1920) et petit-fils du grand Honoré Mercier (premier ministre de 1887 à 1891), Paul Gouin, libéral dépité, fonde l’Action libérale nationale (ALN) en juillet 1934.
L’homme, note Corbo, a deux objectifs : en finir avec les libéraux corrompus et mettre en place un programme de sortie de crise qui combine un sain interventionnisme étatique avec de vigoureuses politiques nationalistes. Or, pour vaincre la puissante machine libérale, Gouin et Duplessis décident, en 1935, de s’allier, en signant un pacte de convergence. S’ils gagnent, Duplessis sera premier ministre, mais Gouin nommera les ministres, et les deux partis continueront d’exister.
En novembre 1935, les libéraux de Taschereau sont élus de justesse. Duplessis devient chef de l’opposition et brille dans la joute parlementaire en dénonçant avec éclat la corruption libérale. Plus discret, Gouin, qui déteste le salissage, le laisse aller. Quand Taschereau, sous la pression, démissionne en juin 1936, Duplessis a le vent dans les voiles et tient donc à diriger un parti unifié, l’Union nationale, contre les libéraux. Gouin refuse, et Duplessis, soutenu par une majorité de députés de l’ALN, triomphe aux élections d’août 1936.
Ce sont ces événements que racontent les quatre témoins du livre de Corbo. Duplessis reconnaît les qualités intellectuelles de son allié, mais dit à sa secrétaire, en buvant du gin à Trois-Rivières dans la nuit du 20 au 21 juin 1936, que « ça fait pas gagner des élections des hommes comme Gouin». En admiration devant leur chef, un homme probe, cultivé, qui met les idées avant le pouvoir, le secrétaire et le conseiller de Gouin font son éloge, mais s’inquiètent de ses atermoiements et reconnaissent que la gouaille de Duplessis récolte plus efficacement la faveur du public que ne parvient à le faire l’intelligence de Gouin.
Émouvante et instructive illustration des passions humaines animant la vie politique, l’ouvrage de Claude Corbo se lit comme un roman qui nous captive plus par la qualité de son exploration des arcanes de la psyché politique que par son intrigue, dont on connaît déjà le dénouement.
En 1936, les Québécois, qui en avaient assez des libéraux, ont choisi de faire confiance à un politicard plutôt qu’à un intellectuel armé d’un solide programme. Feront-ils, cette année, le même choix hasardeux.