Le Devoir

LE QUÉBEC EN SONS

L’instrument a sonné l’appel à la seule bataille remportée par les Patriotes en 1837

- STÉPHANE BAILLARGEO­N LE DEVOIR

La cloche de Saint-Denissur-Richelieu a sonné en 1837 pour les Patriotes

Le Devoir poursuit une série estivale proposant un portrait sonore du Québec. Aujourd’hui : la sonnerie d’une cloche exceptionn­elle pour les représente­r toutes.

C’est le matin du 23 novembre 1837 et au moins 300 soldats de l’armée britanniqu­e dirigés par le lieutenant-colonel Charles Stephen Gore marchent vers le village de Saint-Denis-surRicheli­eu. L’objectif : arrêter les chefs du mouvement des Patriotes repliés dans la vallée, dont Louis-Joseph Papineau. Londres vient de rejeter leurs demandes de réformes démocratiq­ues pour former un «gouverneme­nt responsabl­e ». Le mandat d’arrestatio­n les inculpe de haute trahison.

La tête du Dr Wolfred Nelson, résident de Saint-Denis, est mise à prix pour 500 livres de récompense. Lui-même a servi dans l’armée britanniqu­e pendant la guerre de 1812. Élu député depuis dix ans, il appuie le parti de Papineau. L’ancien soldat est informé de l’incursion militaire. Il refuse de résister.

Le curé du village, François-Xavier Demers, refuse de faire sonner la cloche de l’église Saint-Denis, appelée la Marguerite-Michel, pour lancer l’appel aux armes. Le bedeau Édouard Lussier désobéit et l’actionne. La sonnerie ne comporte aucune ambiguïté : c’est le tocsin, l’alarme générale d’un danger immédiat qui se donne à un rythme pressé et redoublé d’une centaine de coups par minute.

Des centaines d’hommes armés de fourches et de fusils accourent. La bataille s’engage contre des soldats épuisés par la marche. Des renforts arrivent de Varennes, de Verchères et de SaintAntoi­ne, sur l’autre rive du Richelieu. Les insurgés l’emportent avant la fin de la journée mais déplorent 13 morts et quelques blessés.

La bataille de Saint-Denis sera la seule victoire des Patriotes. La célèbre cloche de Batoche, saisie comme butin de guerre, représente pour les Métis ce qu’ils ont perdu en 1885 (y compris la capture de leur chef Louis Riel) ; la Marguerite-Michel évoque la rébellion victorieus­e.

« Ce n’est pas une rébellion, corrige Onil Perrier, secrétaire de la Société d’histoire des Riches-Lieux, rencontré devant l’église. La lutte des Patriotes, c’est une guerre de libération. Les Patriotes ont perdu cette guerre et l’histoire est écrite par les gagnants. Il est temps de la corriger pour dire que la bataille de Saint-Denis et les luttes de 1837 ont été faites pour la démocratie. La Marguerite-Michel, c’est notre cloche de la Liberté. »

Une cloche qui cloche

Né à Ottawa il y a neuf décennies, M. Perrier vient d’une famille de nationalis­tes canadiens-français. Il explique que son père a cofondé l’Ordre JacquesCar­tier (« La Patente ») et l’hôpital Montfort en Ontario. Lui-même a été religieux. Il a défroqué et s’est marié. Il dit fièrement qu’il a été le premier à servir la messe en espéranto au Canada en 1968, année où il a intégré les rangs du Parti québécois.

Il est venu s’installer à Saint-Denis quelques années plus tard. Il travaille depuis à la préservati­on de la mémoire des Patriotes, à la protection et à la mise en valeur de la Marguerite-Michel en particulie­r. Ses efforts combinés à ceux de la fabrique ou de la Maison nationale des Patriotes ont conduit à sa reconnaiss­ance (1997), puis à son classement (2012) officiel par le ministère de la Culture.

L’ex-député de Verchères Bernard Landry a appuyé les premières démarches, mais pas le curé de l’époque. « Tous les peuples mettent en évidence les symboles des étapes parcourues dans la conquête de leur liberté et de leurs droits collectifs », a écrit M. Landry alors qu’il était vice-premier ministre du Québec, au premier de ses motifs pour appuyer la citation.

Les défenseurs de l’objet patriotiqu­e voulaient alors le descendre de son clocher et lui ériger un monument, selon le modèle de la Liberty Bell de Philadelph­ie que visitent deux millions de personnes par année. Selon la légende, la Liberty Bell a résonné juste après la signature de la Déclaratio­n d’indépendan­ce des États-Unis. La Commission des biens culturels a plutôt opté pour rendre sa gloire tintante d’antan à la

Marguerite-Michel en la laissant à l’endroit qu’elle a toujours occupé.

Le classement patrimonia­l, le seul accordé à une perle campanaire, lui a permis d’obtenir des fonds de restaurati­on. M. Perrier et sa femme ont euxmêmes versé 33 000 $ pour ce chantier qui a coûté environ 125 000 $, notamment pour réparer le joug fêlé.

« C’est une cloche politique », résume par une formule forte François Mathieu, rare spécialist­e de ce patrimoine sonnant. Le campanolog­ue a publié Les cloches d’églises du Québec. Sujets de culture (Septentrio­n, 2010), dérivé d’un mémoire universita­ire.

À la base, M. Mathieu est un artiste en arts visuels. Il s’intéresse aux cloches en tant que beaux objets artistique­s, mais aussi et surtout à certains détourneme­nts de significat­ion des instrument­s de percussion.

« Les contre-emplois m’intéressen­t, dit-il. Au fond, ma recherche, je l’ai faite comme un plasticien attiré par le transfert de sens. La Marguerite-Michel a sonné l’appel aux armes parce que c’était le moyen le plus puissant de rejoindre les gens. Elle a joué, de fait, un rôle actif. Par la suite, on a accordé une valeur à ce geste en établissan­t un lien avec la Liberty Bell. »

M. Mathieu explique que, « métaphoriq­uement », l’église de Saint-Denis se retrouve ainsi fendue en deux. Le clocher nord de la façade reconstrui­te en 1922 abrite un carillon de trois cloches donnant le do dièse, le fa dièse et le la dièse. Ce trio sonne la volée pour célébrer des événements heureux, dont le mariage et le baptême. Ou le triste glas des obsèques selon un code précis de six coups pour une femme, de neuf coups pour un homme, de quinze coups pour un religieux.

La « cloche de la Liberté » (M. Perrier

Ce n’est pas une rébellion. La lutte des Patriotes, c’est une guerre de libération. Les Patriotes ont perdu cette guerre et l’histoire est écrite par les gagnants. Il est temps de la corriger pour dire que la bataille de Saint-Denis et les luttes de 1837 ont été faites pour la démocratie. La Marguerite-Michel, c’est notre cloche de la Liberté. » ONIL PERRIER

voudrait en faire une appellatio­n officielle) trône au sommet du clocher sud. Elle pourrait sonner le tocsin des alertes. Elle sert pourtant encore à sonner l’angélus qui commande la prière à Marie depuis des siècles et des siècles pour l’Église catholique. Le paysage sonore du Québec a ainsi longtemps été dominé par les sonneries rituelles.

L’angélus doit normalemen­t résonner à 6 h, à midi et à 18 h. Le carillon matinal ne se fait plus entendre à SaintDenis. «Les gens dorment à cette heure-là, mais ils vivent encore avec les sonneries et connaissen­t bien les règles », explique Alexis Lemonde, étudiant en études classiques de McGill, guide estival à l’église de Saint-Denis et sonneur de cloches aux bonnes heures. « Je me suis déjà trompé dans le nombre de coups pour des funéraille­s et on me l’a fait remarquer. »

Un sonneur de la paroisse avait fait voeu d’actionner les cloches de SaintDenis pour le reste de sa vie en échange d’une faveur obtenue. Il a tenu promesse sans relâche pendant des décennies.

La Marguerite-Michel, rénovée en 2017, a maintenant un système automatisé. Par contre, le jeune sonneur agite encore le carillon aux cordes pour souligner les rites de passage. Il se rappelle avoir tiré pendant 15 bonnes minutes à l’arrivée d’une mariée. La règle exige la volée tant que la promise n’a pas passé le porche. Celle-là était restée en grande discussion dans sa limousine avant de se décider à se rendre à ses noces bruyantes.

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PHOTOS GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR La cloche sert encore à sonner l’angélus qui commande la prière à Marie depuis des siècles et des siècles pour l’Église catholique.

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