Le Devoir

Robert Lepage déplore le « muselage » de SLĀV

- ANNABELLE CAILLOU LE DEVOIR

Après deux semaines de controvers­e, Robert Lepage est sorti de son mutisme vendredi, déplorant que son spectacle

SLĀV ait été « muselé ». Une réponse plutôt tardive et qui n’ouvre en rien le dialogue avec ses détracteur­s, selon des experts et des acteurs du milieu.

«Il aurait fallu répondre dès le premier soir pour ouvrir une vraie discussion, et peut-être que le spectacle aurait pu continuer. Sa réponse donne raison à ses détracteur­s ; il reste dans sa bulle et ne semble pas vouloir prendre part au débat », affirme le professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Jean-Philippe Uzel.

Vendredi matin, Robert Lepage a expliqué son silence dans un communiqué, affirmant que « toute déclaratio­n de [sa] part n’aurait fait que jeter de l’huile sur le feu » de ce qu’il qualifie « d’atmosphère survoltée ».

Robert Lepage déplore l’annulation de sa pièce par le Festival internatio­nal de jazz de Montréal, qu’il voit comme un « coup porté à la liberté d’expression artistique ». « S’il n’en tenait qu’à moi, le spectacle tiendrait encore l’affiche, dit-il. Je considère que mes 40 années d’expérience dans les arts de scène m’autorisent à parler avec légitimité de cet aspect de la question. »

SLĀV faisait l’objet de vives critiques depuis deux semaines. Inspiré de chants d’esclaves afro-américains, le spectacle ne comptait que deux comédienne­s noires sur six, ce qui était considéré par plusieurs comme un exemple flagrant d’appropriat­ion culturelle.

M. Lepage a préféré vendredi ne pas aborder cette question du débat. Le dramaturge veut « laisser aux détracteur­s et aux défenseurs du projet le soin de débattre et de définir ce qu’est l’appropriat­ion culturelle, car il s’agit là d’un problème éminemment complexe qu’[il n’a pas] la prétention de pouvoir résoudre ».

Revenant sur sa démarche, il a assuré que lui et son équipe — dont la chanteuse Betty Bonifassi — étaient conscients d’aborder un sujet délicat et « qu’il était de [leur] devoir d’agir et de créer ce spectacle de manière respectueu­se, réfléchie, informée, honnête et intègre ». Il a ajouté que la pratique théâtrale repose sur le principe simple de « jouer à être quelqu’un d’autre », ce qui peut exiger que « l’on emprunte à l’autre son allure, sa voix, son accent et à l’occasion son genre ».

Des propos qui n’invitent pas au dialogue, estime la dramaturge et militante Marilou Craft, qui a lancé la controvers­e en novembre dernier dans un billet. « Je lis beaucoup de justificat­ions autour de sa légitimité d’artiste, mais je ne vois aucune posture d’écoute des critiques de sa pièce, ni même une réponse aux voix qui se sont élevées dans les médias. »

« Il sort de son silence pour ne rien dire de pertinent, rien qui ajoute au débat, et surtout sans reconnaîtr­e qu’il a pu faire une erreur», renchérit le rappeur et historien Webster.

Responsabi­lité de l’artiste

S’il n’en tenait qu’à moi, le spectacle tiendrait encore l’affiche. Je considère que mes 40 années d’expérience dans les arts de scène m’autorisent à parler avec légitimité de cet aspect de la question. ROBERT LEPAGE

De son côté, Jean-Philippe Uzel, de l’UQAM, s’inquiète de la position adoptée par Robert Lepage, qui se réfugie derrière sa liberté de création et d’expression. « Un artiste est responsabl­e socialemen­t et politiquem­ent de sa création », explique le professeur, d’autant plus lorsqu’il se dit « engagé ». « Robert Lepage fait partie de ceux qui affirment que le théâtre peut transforme­r la société. Alors quand la société lui dit qu’il est allé trop loin, il devrait mesurer l’importance de ses propos et se confronter aux critiques », estime M. Uzel.

« La liberté d’expression et la liberté artistique ne sont pas absolues », note quant à lui le professeur de philosophi­e à l’UQAM Marc-Antoine Dilhac. Il existe de nombreuses raisons d’interdire l’expression d’opinions, dans le cas de propos diffamatoi­res, véhiculant la haine ou représenta­nt une menace à l’intégrité d’une personne, par

exemple. En art, les limites sont toutefois plus floues, « car il est rare qu’une oeuvre d’art, même de contestati­on, soit réductible à un seul message, et s’il y en a un, il reste ambigu ». « Mais ce n’est pas parce qu’une oeuvre ne devrait pas être interdite qu’elle ne devrait pas non plus ne pas être critiquée. Une oeuvre a toujours un potentiel de controvers­e. Mais certaines oeuvres sont ratées et les controvers­es qu’elles suscitent sont stériles », poursuit M. Dilhac. Éveil politique Restés discrets sur la controvers­e, les partis politiques à l’Assemblée nationale ont appelé au dialogue vendredi, certains prenant la défense de Robert Lepage et de son équipe.

« J’invite les intervenan­ts à un dialogue pour mieux se comprendre afin d’éviter que ce genre de situation ne se reproduise », a déclaré la ministre de la Culture, Marie Montpetit, ajoutant que « la liberté d’expression et [la liberté] de création sont des éléments fondamenta­ux de notre société et se doivent d’être toujours protégés. Cependant, nous ne pouvons pas contrôler ni juger ce que les gens ressentent. »

De son côté, le critique du Parti québécois en matière de culture, Pascal Bérubé, s’est dit déçu « qu’on ait fait un procès d’intention » aux créateurs. L’annulation du spectacle est une « grave conséquenc­e » de la polémique, selon lui, et les élus devront débattre sur la question de la liberté d’expression des artistes.

« Il y a des questions à se poser sur ce qu’il s’est passé […] Dans le passé, plusieurs messages de société sont passés par l’art et la culture. Des pièces de théâtre comme ça doivent continuer de se tenir», a indiqué l’attaché de presse de la Coalition avenir Québec, Samuel Poulin.

La candidate pour Québec solidaire dans Mercier, Ruba Ghazal, a pour sa part estimé que « certaines critiques lancées aux créateurs et aux spectateur­s étaient excessives, mais nous devrions écouter pour une fois le message que des militants, militantes et artistes noirs nous lancent ». Elle déplore la décision du FIJM qui « coupe court au débat plutôt que donner de l’oxygène à une démarche de médiation ».

Interpellé­e par la « soudaine » sortie de la classe politique, Marilou Craft regrette que le vrai problème ne soit pas abordé. « On avait une belle occasion de parler des inégalités raciales dans la sphère culturelle et on détourne la conversati­on pour parler surtout de censure et de liberté d’expression. »

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