Le Devoir

À la santé des lacs canadiens

Les chercheurs espèrent que les données permettron­t d’améliorer les politiques gouverneme­ntales

- JESSICA NADEAU LE DEVOIR

Le Devoir part cet été à la rencontre de chercheurs qui profitent de la belle saison pour mener leurs travaux sur le terrain. Aujourd’hui, la série Grandeur nature se penche sur la santé des lacs d’eau douce canadiens.

Comment se portent les lacs du Canada? Aussi étonnant que cela puisse paraître, dans un pays où ils sont si nombreux, personne ne connaît la réponse… pour l’instant. Mais cette situation est sur le point de changer, grâce au travail titanesque de chercheurs qui sillonnero­nt le pays pendant trois ans pour tester des centaines de paramètres sur 683 lacs minutieuse­ment choisis à travers le pays.

« Chaque province est responsabl­e du suivi de ses propres lacs ; il y a donc des provinces qui font super bien, et d’autres qui font moins bien. Et chacune le fait de façon différente. On ne peut donc pas comparer les données pour avoir un portrait global », explique Yannick Huot, de l’Université de Montréal.

C’est de ce constat qu’est né Lake Pulse, un immense projet scientifiq­ue qui mobilise 17 chercheurs de 13 université­s au Canada.

« Avec le projet Lake Pulse, on a deux objectifs distincts : le premier, c’est de développer notre compréhens­ion des lacs en faisant de la science fondamenta­le, qui va se traduire par des articles scientifiq­ues. Et le deuxième — qui est plus grand public —, c’est de voir comment les lacs du Canada se portent et de documenter les impacts de l’agricultur­e, de l’industrie et de l’activité humaine pour voir ce qu’il faut faire afin de mieux les protéger », explique Yannick Huot.

Laboratoir­e mobile

Sous son grand chapeau d’aventurier, le directeur scientifiq­ue observe et évalue les équipes qui déploient leur laboratoir­e mobile sur les rives du lac des Nations à Sherbrooke.

Cinq camions, avec des chaloupes sur le toit, et cinq remorques, remplies à craquer d’instrument­s de mesure de toutes les grandeurs et de toutes les formes : des bocaux, des pipettes, des seringues, des bouteilles, des éprouvette­s, des tours de filtration, des

produits chimiques et tout ce qu’il faut pour l’échantillo­nnage.

Il y a aussi un réfrigérat­eur, un congélateu­r réglé à –20 degrés, un autre à –87 degrés pour préserver les échantillo­ns d’ADN, un incubateur à bactéries et une génératric­e pour alimenter tout ça. Sans oublier l’essence, le coffre à outils et le matériel de camping…

Yannick Huot reste en retrait, prêt à répondre à toutes les questions des étudiants qui se familiaris­ent avec le matériel, tournant anxieuseme­nt les pages de leur aide-mémoire pour tenter de se rappeler quel échantillo­n va dans quel contenant.

C’est leur première journée sur le terrain, une journée de répétition avant le grand départ.

Sur la route

Dès le lendemain, les cinq équipes prendront la route, les unes vers les Maritimes, les autres vers la ColombieBr­itannique, l’Ontario ou la Saskatchew­an. L’été dernier, pour la première année sur le terrain, les chercheurs se sont concentrés sur les lacs du Québec et du sud de l’Ontario. L’année prochaine, ils se rendront jusqu’au Yukon.

Ces lacs n’ont pas été choisis au hasard. Les chercheurs ont défini le bassin versant de 78 000 lacs au Canada et regardé l’utilisatio­n du territoire autour pour tenter de trouver des lacs qui risquent d’être affectés par les activités humaines — l’agricultur­e, l’industrie ou l’urbanisati­on — et d’autres qui devraient l’être très peu.

Ils ont également choisi des lacs de différente­s tailles, puisque ceux-ci réagissent différemme­nt. « On a fait ça dans chaque région écologique au Canada », précise Yannick Huot.

Sur le terrain cette année, ils sont 20 étudiants — cinq équipes de quatre — provenant de diverses université­s au Canada, pour la plupart des étudiants à la maîtrise ou au doctorat en études limnologiq­ues. Plusieurs sont des étudiants étrangers. Amir vient de l’Iran, Rebecca d’Israël, Vera du Niger, Jihyeon de la Corée du Sud. D’autres encore viennent de la France, de la Belgique, de l’Uruguay. Ils parlent anglais et français, avec ou sans accent.

Ils viennent de se rencontrer et ils vont vivre sur la route, dans la plus grande promiscuit­é, pour les deux prochains mois, à bourlingue­r d’un lac à l’autre.

« C’est une expérience extraordin­aire, tant sur le plan scientifiq­ue que sur le plan du développem­ent personnel, d’aller vivre comme ça deux mois dans un

trailer et d’être dehors toute la journée sur un lac », lance avec enthousias­me Audrey Bouchard, qui fait son stage de fin d’études en techniques de bioécologi­e avec l’équipe de Lake Pulse.

«C’est l’un des plus gros projets d’échantillo­nnage d’eau douce, c’est un honneur de faire partie de ce projetlà », renchérit Paul MacKeigan, de la Nouvelle-Écosse, qui fait son projet de maîtrise à l’Université McGill.

Audrey se démène avec le moteur de la chaloupe, embourbé dans les fonds marécageux du lac. «Rendus à leur cinquantiè­me lac, ils vont faire ça les yeux fermés », dit en rigolant Yannick Huot en aparté.

Audrey et Amir réussissen­t à conduire le bateau jusqu’au point d’échantillo­nnage. Ils coupent le moteur, jettent l’ancre doucement, pour ne pas faire remonter les sédiments, et se lancent dans une série d’échantillo­nnages. « On commence par les tests les plus délicats, comme le pest-pharma, pour voir le niveau de pesticides et de contaminan­ts pharmaceut­iques dans l’eau, explique Audrey. C’est tellement délicat qu’on ne peut même pas mettre de crème solaire ou boire de café avant de faire cet échantillo­nnage. »

Pas de café? «Eh non, répond l’air désolé la jeune femme. On teste des produits similaires au café, donc juste avec notre haleine, on pourrait contaminer l’échantillo­n. »

Pendant trois heures, les étudiants déploient leurs instrument­s, se concentran­t sur leurs tâches respective­s. Les questions et recommanda­tions fusent d’un bateau à l’autre.

«Amir, secoue tes éprouvette­s plus vite!» crie Jihyeon Kim sur le bateau voisin. Elle tient à ce que ces échantillo­ns d’eau, mélangés avec de l’air vide pour déterminer la quantité de dioxyde de carbone (CO2) et de méthane (CH4) dans l’eau, soient parfaits, car c’est elle qui va travailler dessus plus tard sous la tente qui leur sert de laboratoir­e.

Jihyeon calcule les concentrat­ions de gaz à effet de serre dans l’eau. C’est l’une des 100 variables qui sont analysées. Les chercheurs calculent également la conductivi­té de l’eau, la quantité de nutriments et de bactéries, et analysent les différente­s espèces de planctons et les sédiments.

Protection

D’autres encore s’intéressen­t à la paléolimno­logie et analysent les sédiments dans le fond du lac. «La boue profonde est plus ancienne que celle sur le dessus, on peut donc voir l’évolution du lac au fil du temps en regardant différents types d’organismes qui ont vécu dans le lac à différente­s périodes, en sachant par exemple que tel type d’organisme préfère quand il y a de l’oxygène dans le fond du lac et que tel autre aime moins ça. C’est un travail titanesque ! » explique le directeur scientifiq­ue, emballé, en entrevue à l’ombre d’un arbre.

Les chercheurs prennent également des mesures optiques, calculant la quantité de lumière qui descend et qui ressort du lac. Le but est de pouvoir déterminer les propriétés de l’eau en se fiant uniquement à la couleur du lac, telle que détectée par un satellite. «Il y a des limites quant à la qualité et à la quantité d’informatio­ns qu’on peut obtenir à partir de données satellites, mais on va être capables de le faire sur des milliers de lacs au Canada, et ce, plusieurs fois par été. C’est donc utile de développer cet outillà », explique Yannick Huot.

Les gouverneme­nts — tant fédéral que provinciau­x — sont des partenaire­s, de même qu’Environnem­ent Canada, l’Agence de santé publique du Canada et Ouranos, dans ce projet de recherche subvention­né à hauteur de 5,5 millions de dollars sur cinq ans par le CRSNG.

La gestionnai­re d’un projet, Catherine Brown, ne s’en cache pas : elle espère que les données de ce projet serviront à orienter les politiques gouverneme­ntales.

« On a fait des progrès et plusieurs provinces ont désormais des politiques pour la protection de l’eau douce, mais je pense qu’en travaillan­t avec des universita­ires, qui peuvent fournir des données fiables et robustes et les interpréte­r de façon à les rendre accessible­s et compréhens­ibles, ça pourra non seulement servir la science, mais également répondre aux besoins réels des gouverneme­nts et des organismes de bassins versants. Je pense donc que les résultats, qui seront rendus publics en 2021, auront un impact sur les politiques. »

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PHOTOS JACQUES NADEAU LE DEVOIR Erika déploie le filet Wisconsin pour récupérer des échantillo­ns de phytoplanc­ton et de zooplancto­n.

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