Le Devoir

Monique Durand poursuit sa découverte des bouts du monde

Il faut parcourir 358 kilomètres depuis Sept-Îles ; l’heure du départ est connue, pas celle de l’arrivée

- MONIQUE DURAND

Il y a toutes sortes de bouts du monde. Et tous dépaysent. Ils sont proches ou lointains et n’appartienn­ent qu’à celui ou celle qui croit les atteindre. À chacun ses bouts du monde. Ceux de notre collaborat­rice Monique Durand se trouvent au nord du Québec et au Labrador. Deuxième article de huit.

Gare de Sept-Îles, le 21 décembre dernier, 6 h du matin. Il fait noir. Shanaya dans son anorak rose est presque phosphores­cente. Elle part voir sa soeur à Kawawachik­amach, la communauté naskapie juste à côté de Scheffervi­lle. Nemenemiss, une jeune femme innue, s’en va passer Noël là-haut avec sa mère. La file des voyageurs s’allonge dehors en ce matin glacial. Khaled, LE Marocain de Scheffervi­lle, pousse ses dix énormes boîtes remplies de couscous et de viande hallal, en les faisant glisser. Des enfants courent, d’autres pleurent, d’autres mangent des muffins. Le joyeux chaos nous réchauffe. Cadeaux multicolor­es, sacs de victuaille­s, boîtes de Tim Hortons.

Les gens du Nord sont venus, comme chaque année, faire leurs emplettes des Fêtes à Sept-Îles. Ce matin, ils rentrent chez eux, tous autochtone­s sauf quelques-uns. C’est le dernier train qui monte à Scheffervi­lle avant Noël. Ça pompe un dernier coup avant d’embarquer. Tabac et autre. « Ça sent le bonheur », sourit Langis.

Un petit jour blafard s’est levé, chargé d’un peu de neige. 8 h 36. Le train s’ébranle, traînant sa vingtaine de voitures bondées. Arrivée prévue « entre 18 h et minuit, si tout va bien », dit un préposé à bord. C’est bien écrit sur le dépliant de la compagnie de chemin de fer : « Les heures d’arrivée et de départ ne sont pas assurées. » 358 kilomètres à parcourir avant Scheffervi­lle.

Au long du parcours, le train s’arrêtera une quinzaine de fois pour faire débarquer des voyageurs près de leur chalet ou de leur campement. « On connaît la plupart des visages, poursuit le préposé, on les avertit quelques kilomètres avant leur arrivée à destinatio­n. Vous, c’est la première fois que je vous vois, non ? »

Transport ferroviair­e Tshiuetin a été le premier chemin de fer détenu et exploité par un groupe des Premières Nations au pays, groupe composé d’Innus et de Naskapis. Tshiuetin, si bien nommé, signifie « vent du nord ». C’est un peu le Transsibér­ien du Québec. Avec deux départs par semaine de Sept-Îles vers le Nord.

Un soleil blanc est apparu. Jour de solstice, il n’y sera pas très longtemps, ouvrons les yeux ! Un ado sort un gi- gantesque sandwich de 12 pouces d’où déborde la salade. Il n’y a plus trace humaine dans le paysage, que des gorges rondes tachetées d’épinettes, au fond desquelles coule la rivière Moisie, l’une des plus belles rivières à saumon du Québec, pas encore gelée en son aval. Ça sent la fête Sur le siège qui me fait face, un homme chantonne. Il descendra « au 84 », où il a un chalet depuis 40 ans. On le sent trépigner d’impatience. « Juste de regarder le lac, les oiseaux, entendre le vent, ça nettoie.» Il s’appelle Pierre Fontaine, de Maliotenam, près de Sept-Îles. Son petit-fils n’a pas voulu l’accompagne­r. « Il s’ennuie là-bas. » Noël tout seul au 84 ? « On n’est jamais tout seul dans l’bois. C’est partout ailleurs qu’on est seul. »

Le train effleure les arbres chargés de neige et soulève de petits souffles de cristaux de chaque côté des rails. Le joyeux chaos de la gare s’est transporté dans les voitures. Ça sent Noël, ça sent la fête. Des garçons fanfaronne­nt avec des fusils, en criant pow! Pow!, des filles, assises par terre, pieds nus, jouent aux cartes. Nous longeons maintenant la rivière Nipissis, un affluent de la Moisie. « Y a souvent des pistes de renards au 57», poursuit Pierre, les yeux brillants. «Et pis, si vous avez de la chance, vous allez voir des perdrix blanches au 120 ! » Ses parents et grands-parents étaient des nomades. En automne, ils montaient sur leur territoire par la rivière, se fabriquaie­nt des toboggans, passaient l’hiver à chasser.

Presque midi à présent. Nous voilà au 84. Le train s’immobilise. Pierre s’est habillé comme un ours. « Bon, on s’en va se donner de la misère », rigole-t-il en saluant la compagnie. Deux jeunes prennent son siège et allument leurs écrans. La voiture sent bon à vous étourdir. Une dame a apporté une sorte de cipâte encore chaud dans une grande lèchefrite, dont elle vient d’enlever le papier alu qui la recouvrait. Elle distribue la manne à ses proches. « Avec de la viande de bois », fait-elle, fière comme une papesse. Ceux qui n’ont pas apporté leur repas iront s’engouffrer, à la voiture-restaurant, un ou deux hot-dogs en plastique, réchauffés au micro-ondes. C’est pas l’Pérou.

Kilomètre 98, des gens descendent du train. Même chose au kilomètre 120. De la neige jusqu’aux genoux, ils nous saluent dans la blancheur immaculée. Le train reprend sa course lente. Il est à peine 14 h, se pointe déjà la fin du jour. Nous traversons une longue forêt brûlée. La lumière baisse en même temps que les yeux des passagers plus âgés. Les enfants, eux, poursuiven­t leurs partitions pour choeur et orchestre.

Kilomètre 200. Il fait nuit noire à présent. Un couple accroche un morceau d’étoffe au porte-bagages de la voiture pour faire un hamac et endormir un petit. La mère balance doucement le garçonnet boudiné dans la toile. Quand elle le croit assoupi, une petite main et un oeil coquin émergent. Rien à faire. Trop d’excitation dans l’air.

Kilomètre 225. Jonction Emeril. Une voie publique éclairée, une souffleuse qui passe. Ça fait du bien de voir de la vie. Plusieurs passagers descendent. Parce que, d’ici, une route mène à Labrador City, côté terre-neuvien, et à Fermont, côté québécois. L’arrêt dure presque une heure. C’est long. Une connivence Enfin repartis. Maintenant la dame au petit hamac chante une berceuse. Ave

Ave Ave Maria… Me voilà interloqué­e, émue. Dans le plus lointain de ma mémoire, ma mère me chantait la même chose. Ave Ave Ave Mariiia… Je le dis à la dame qui n’en revient pas non plus. Ça nous fait une connivence, un lien. D’ailleurs, tous ces visages, ce matin parfaiteme­nt inconnus, nous sont devenus familiers. On s’est fait notre monde de cette voiture.

Franchir toute la rame. Se délier les jambes. Croiser, entre deux voitures, une jeune femme recroquevi­llée sur elle-même, grelottant, tenant un bout de mégot entre ses doigts glacés. Il fait –35 degrés entre les deux voitures et dans ses yeux tristes. Ramenée tout à coup à une réalité qui n’a plus à voir avec Noël.

Le train continue d’avancer dans les entrailles du Nord. On a hâte d’arriver. Et le garçonnet du hamac qui ne dort toujours pas.

21 h 30. Enfin Scheffervi­lle ! Froid polaire. Le train fume de partout comme dans un vieux film western. Les bouches humaines aussi. Et les pots d’échappemen­t des pick-up défilant devant la gare pour cueillir les passagers. Le bout du monde est une fumée bleue traversée des feux jaunes de la gare et des feux blancs des phares dans la nuit. Le petit du hamac vient juste de s’endormir, le nez enfoui dans l’épaule de son père descendu du train avec précaution.

Un couple accroche un morceau d’étoffe pour faire un hamac et endormir un petit. La mère balance doucement le garçonnet boudiné dans la toile. Quand elle le croit assoupi, une petite main et un oeil coquin émergent. Rien à faire. Trop d’excitation dans l’air. Juste de regarder le lac, les oiseaux, entendre le vent, ça nettoie. [...] On n’est jamais tout seul dans l’bois. C’est partout ailleurs qu’on est seul. PIERRE FONTAINE

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PHOTOS MONIQUE DURAND Le train qui va à Scheffervi­lle au départ de Sept-Îles, le 21 décembre dernier
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La rivière Moisie croquée du train qui monte à Scheffervi­lle.
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La jeune Shanaya s’en va visiter sa soeur à Kawawachik­amach.

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