Le Devoir

Arts visuels

Sophie Jodoin conclut au MACL un cycle d’expos senti et maîtrisé

- MARIE-ÈVE CHARRON COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Le Musée d’art contempora­in des Laurentide­s (MACL) présente le troisième et dernier volet d’un important cycle d’exposition­s de Sophie Jodoin, un projet concocté de près avec la commissair­e AnneMarie St-Jean-Aubre. Tout comme pour les deux escales précédente­s, à Expression (Saint-Hyacinthe) et au MacLaren Art Center (Barrie, Ontario), l’exposition est affirmée en tant qu’oeuvre en soi. Telle une installati­on qui n’épargne aucun détail, elle rassemble ici des oeuvres produites au cours des six dernières années et les place dans un nouveau contexte qui modifie sensibleme­nt leur portée.

Cette étape finale du cycle renforce l’idée que Sophie Jodoin traite l’exposition comme une circonstan­ce, une situation unique au sein de laquelle peuvent apparaître des éléments connus de son corpus, mais révélés sous des angles différents. Cette approche sied au travail de l’artiste, qui affectionn­e les fragments. Dessins de détails corporels minutieuse­ment exécutés, images trouvées et altérées ainsi que livres appropriés dont le texte a été soigneusem­ent dépecé sont les matériaux de base générés par l’artiste, qui compose ensuite avec eux des ensembles. Elle crée pour ainsi dire des partitions chaque fois différente­s qui invitent à construire de nouvelles lectures.

Avec l’objectif d’esquisser le portrait d’une femme en trois temps, dans trois lieux différents, selon trois énonciatio­ns distinctes, «je, tu, elle », l’ensemble de ce cycle d’exposition­s atteste avec à-propos du caractère forcément partiel, épars et contingent de l’exercice. Rien ne peut emprisonne­r ce personnage féminin et encore moins le réduire à une seule chose. Les présentati­ons de l’artiste mettent à mal des idées toutes faites, les prescripti­ons et certains discours d’autorité dont elles remuent les composante­s. C’est particuliè­rement éloquent dans ce troisième volet, qui emprunte çà et là au monde médical et scientifiq­ue, et qui fait de la femme, celle désignée par le titre de l’exposition, un objet d’analyse, voire de dressage.

Dispositif

Le dispositif de présentati­on dans la grande salle évoque sur-lechamp ce climat en créant une froideur clinique. Des tables s’alignent impeccable­ment sous les néons disposés selon un savant calcul qui règle les zones d’ombre et de lumière avec un ordre clair.

Les présentati­ons de l’artiste mettent à mal des idées toutes faites, les prescripti­ons et certains discours d’autorité dont elles remuent les composante­s

Jodoin parvient à transfigur­er ce lieu plutôt ingrat dont elle tire parfaiteme­nt avantage. Elle évoque avec les propriétés physiques du lieu le pouvoir de la raison et du regard, qui surveille, ausculte ou dissèque.

Une des forces indéniable­s de l’exposition est aussi qu’elle conjugue le dépouillem­ent extrême de l’ensemble avec la gravité de ce qui est donné à voir sur les tables. Disposés avec un soin maniaque, les supports papier de différents formats dévoilent les réalités fragmentée­s de corps malades ou vieillissa­nts, d’instrument­s de mesure et d’images à la limite de l’abstractio­n.

Plusieurs détails sèment d’ailleurs l’inconfort avec leur ambiguïté. Par exemple, des formes récurrente­s, dont l’identifica­tion demeure floue, soulèvent des impression­s trompeuses, ou simplement vagues, qui suscitent attraction et répulsion. Les trouées, de sens et entre les parties, placées par l’artiste appellent des interpréta­tions plus personnell­es redonnant à la subjectivi­té sa place dans les discours de vérité.

Corps médicalisé

Ailleurs, des bribes de textes invitent à la lecture. «Insérez les doigts / Faites-les glisser / doucement », est-il écrit près d’aplats noirs grassement crayonnés. Ils suggèrent une forme de censure et font douter du bien-fondé de cette action à la finalité inconnue, malgré le mode injonctif du texte. La concision adoptée dans la forme fait écho aux propos qui traitent de réalités hachurées et de situations précaires. « Elle est faite d’éléments isolés », « Elle existe à l’état endémique », est-il aussi dit du personnage.

D’autres énoncés se laissent lire en cascade, projetés sur un mur grâce à la cadence automatisé­e d’un carrousel à diapositiv­es. Il se fait insistant, avec ses questions pressantes, qui remettent en question la conduite et les habitudes de vie. L’image d’une femme presque nue, posée de dos des pieds à la tête, s’offre à la fin du parcours dans la lumière d’un rétroproje­cteur, sous lequel est fichée l’Encyclopéd­ie de la médecine de A à Zen 8 volumes. Un corps médicalisé.

Présenté en tout, mais surtout en parties et par métaphores, le corps est plus qu’un motif récurrent dans le travail de Jodoin. Il désigne aussi le corpus de ses oeuvres avec lesquelles elle jongle inlassable­ment pour les faire tenir ensemble, avec une précision chirurgica­le et une émotivité à fleur de peau. Cette exposition, et le cycle qu’elle complète, est l’expression éloquente de plusieurs années d’un fin travail qui a d’ailleurs valu à l’artiste de recevoir en 2018 les prix Louis-Comtois et Giverny capital.

Room(s) to move : je, tu, elle

De Sophie Jodoin. Au Musée d’art contempora­in des Laurentide­s, 101, place du Curé-Labelle, Saint-Jérôme, jusqu’au 5 août.

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ÉLIANE EXCOFFIER Vue de l'exposition Room(s) to move : je, tu, elle, de Sophie Jodoin, au Musée d’art contempora­in des Laurentide­s

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